Il vivait enfin de cette belle vie, il pouvait panser lui-même le cheval qu’elle allait monter, se dévouer à l’économie de cette splendide maison, pour les intérêts de laquelle il redoubla de dévouement. Ces plaisirs silencieux furent ensevelis dans son cœur comme ceux de la mère dont l’enfant ne sait jamais rien du cœur de sa mère ; car est-ce le savoir que d’en ignorer quelque chose ? N’était-ce pas plus beau que le chaste amour de Pétrarque pour Laure, qui se soldait en définitif par un trésor de gloire et par le triomphe de la poésie qu’elle avait inspirée ? La sensation de d’Assas mourant n’est-elle pas toute une vie ? Cette sensation, Paz l’éprouva chaque jour sans mourir, mais aussi sans le loyer de l’immortalité. Qu’y a-t-il donc dans l’amour pour que, nonobstant ces délices secrètes, Paz fût dévoré de chagrins ? La religion catholique a tellement grandi l’amour, qu’elle y a marié pour ainsi dire indissolublement l’estime et la noblesse. L’amour ne va pas sans les supériorités dont s’enorgueillit l’homme, et il est tellement rare d’être aimé quand on est méprisé, que Thaddée mourait des plaies qu’il s’était volontairement faites. S’entendre dire qu’elle l’aurait aimé et mourir ?... le pauvre amoureux eût trouvé sa vie assez payée. Les angoisses de sa situation antérieure lui semblaient préférables à vivre près d’elle, en l’accablant de ses générosités sans être apprécié, compris. Enfin, il voulait le loyer de sa vertu ! Il maigrit et jaunit, il tomba si bien malade, dévoré par une petite fièvre, que pendant le mois de janvier il fut obligé de rester au lit sans vouloir consulter de médecin. Le comte Adam conçut de vives inquiétudes sur son pauvre Thaddée. La comtesse eut alors la cruauté de dire en petit comité : ― Laissez-le donc, ne voyez-vous pas qu’il a quelque remords olympique ? Ce mot rendit à Thaddée le courage du désespoir, il se leva, sortit, essaya de quelques distractions et recouvra la santé. Vers le mois de février, Adam fit une perte assez considérable au Jockey-Club, et comme il craignait sa femme, il vint prier Thaddée de mettre cette somme sur le compte de ses dissipations avec Malaga.

― Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce que cette baladine t’ait coûté vingt mille francs ? Ça ne regarde que moi ; tandis que si la comtesse savait que je les ai perdus au jeu, je baisserais dans son estime ; elle aurait des craintes pour l’avenir.

― Encore cela, donc ! s’écria Thaddée en laissant échapper un profond soupir.

― Ah ! Thaddée, ce service-là nous acquitterait quand je ne serais pas déjà ton redevable.

― Adam, tu auras des enfants, ne joue plus, dit le capitaine.

― Malaga nous coûte encore vingt mille francs ! s’écria la comtesse quelques jours après en apprenant la générosité d’Adam envers Paz. Dix mille auparavant, en tout trente mille ! quinze cents francs de rente, le prix de ma loge aux Italiens, la fortune de bien des bourgeois... Oh ! vous autres Polonais, disait-elle en cueillant des fleurs dans sa belle serre, vous êtes incroyables. Tu n’es pas plus furieux que ça ?

― Ce pauvre Paz...

― Ce pauvre Paz, pauvre Paz, reprit-elle en interrompant, à quoi nous est-il bon ? Je vais me mettre à la tête de la maison, moi ! Tu lui donneras les cent louis de rentes qu’il a refusés, et il s’arrangera comme il l’entend avec le Cirque-Olympique.

― Il nous est bien utile, il nous a certes économisé plus de quarante mille francs depuis un an. Enfin, cher ange, il nous a placé cent mille francs chez Rothschild, et un intendant nous les aurait volés...

Clémentine se radoucit, mais elle n’en fut pas moins dure pour Thaddée. Quelques jours après, elle pria Paz de venir dans ce boudoir où un an auparavant elle avait été si surprise en le comparant au comte ; cette fois, elle le reçut en tête-à-tête sans y apercevoir le moindre danger.

― Mon cher Paz, lui dit-elle avec la familiarité sans conséquence des grands envers leurs inférieurs, si vous aimez Adam comme vous le dites, vous ferez une chose qu’il ne vous demandera jamais, mais que moi, sa femme, je n’hésite pas à exiger de vous...

― Il s’agit de Malaga, dit Thaddée avec une profonde ironie.

― Eh bien ! oui, dit-elle, si vous voulez finir vos jours avec nous, si vous voulez que nous restions bons amis, quittez-la. Comment un vieux soldat...

― Je n’ai que trente-cinq ans, dit-il, et pas un cheveu blanc !

― Vous avez l’air d’en avoir, dit-elle, c’est la même chose. Comment un homme aussi bon calculateur, aussi distingué...

Il y eut cela d’horrible que ce mot fut dit par elle avec une intention évidente de réveiller en lui la noblesse d’âme qu’elle croyait éteinte.

― Aussi distingué que vous l’êtes, reprit-elle après une pause imperceptible que lui fit faire un geste de Paz, se laisse attraper comme un enfant ! Votre aventure a rendu Malaga célèbre... Eh ! bien, mon oncle a voulu la voir, et il la vue. Mon oncle n’est pas le seul, Malaga reçoit très-bien tous ces messieurs... Je vous ai cru l’âme noble... Fi donc ! Voyons, sera-ce une si grande perte pour vous qu’elle ne puisse se réparer ?

― Madame, si je connaissais un sacrifice à faire pour regagner votre estime, il serait bientôt accompli ; mais quitter Malaga n’en est pas un...

― Dans votre position, voilà ce que je dirais si j’étais homme, répondit Clémentine. Eh ! bien, si je prends cela pour un grand sacrifice, il n’y a pas de quoi se fâcher.

Paz sortit en craignant de commettre quelque sottise, il se sentait gagner par des idées folles. Il alla se promener au grand air, légèrement vêtu malgré le froid, sans pouvoir éteindre les feux de sa face et de son front.

― Je vous ai cru l’âme noble ! Ces mots, il les entendait toujours. ― Et il y a bientôt un an, se disait-il, j’avais à moi seul battu les Russes ! Il pensait à laisser l’hôtel Laginski, à demander du service dans les spahis et à se faire tuer en Afrique ; mais il fut arrêté par une horrible crainte. ― Sans moi, que deviendront-ils ? on les ruinerait bientôt. Pauvre comtesse ! quelle horrible vie pour elle que d’être seulement réduite à trente mille livres de rentes ? Allons, se dit-il, puisqu’elle est perdue pour moi, du courage, et achevons mon ouvrage.

Chacun sait que depuis 1830 le carnaval a pris à Paris un développement prodigieux qui le rend européen et bien autrement burlesque, bien autrement animé que feu le carnaval de Venise. Est-ce que, les fortunes diminuant outre mesure, les parisiens auraient inventé de s’amuser collectivement, comme avec leurs clubs ils font des salons sans maîtresses de maison, sans politesse et à bon marché ? Quoi qu’il en soit, le mois de mars prodiguait alors ces bals où la danse, la farce, la grosse joie, le délire, les images grotesques et les railleries aiguisées par l’esprit parisien arrivent à des effets gigantesques. Cette folie avait alors, rue Saint-Honoré, son Pandémonium, et dans Musard son Napoléon, un petit homme fait exprès pour commander une musique aussi puissante que la foule en désordre, et pour conduire le galop, cette ronde du sabbat, une des gloires d’Auber, car le galop n’a eu sa forme et sa poésie que depuis le grand galop de Gustave. Cet immense finale ne pourrait-il pas servir de symbole à une époque où, depuis cinquante ans, tout défile avec la rapidité d’un rêve ? Or, le grave Thaddée, qui portait une divine image immaculée dans son cœur, alla proposer à Malaga, la reine des danses de carnaval, de passer une nuit au bal Musard, quand il sut que la comtesse, déguisée jusqu’aux dents, devait venir voir, avec deux autres jeunes femmes accompagnées de leurs maris, le curieux spectacle d’un de ces bals monstrueux.