dit Clémentine.
― Ils l’ont condamné ; du moins, ils le remettent à la nature. N’y allez pas, ils y sont encore, et Bianchon va lever lui-même les appareils.
― Pauvre homme ! je me demande si je ne l’ai pas quelquefois tourmenté, dit-elle.
― Vous l’avez rendu bien heureux, soyez tranquille à ce sujet, dit Thaddée, et vous avez eu de l’indulgence pour lui...
― Ma perte serait irréparable.
― Mais, chère, en supposant que le comte succombe, ne l’aviez-vous pas jugé ?
― Je l’aimais sans aveuglement, dit-elle ; mais je l’aimais comme une femme doit aimer son mari.
― Vous devez donc, reprit Thaddée d’une voix que ne lui connaissait pas Clémentine, avoir moins de regrets que si vous perdiez un de ces hommes qui sont votre orgueil, votre amour et toute votre vie, à vous autres femmes ! Vous pouvez être sincère avec un ami tel que moi... Je le regretterai, moi !... Bien avant votre mariage, j’avais fait de lui mon enfant, et je lui ai sacrifié ma vie. Je serai donc sans intérêt sur la terre. Mais la vie est encore belle à une veuve de vingt-quatre ans.
― Eh ! vous savez bien que je n’aime personne, dit-elle avec la brusquerie de la douleur.
― Vous ne savez pas encore ce que c’est que d’aimer, dit Thaddée.
― Oh ! mari pour mari, je suis assez sensée pour préférer un enfant comme mon pauvre Adam à un homme supérieur. Voici bientôt trente jours que nous nous disons : Vivra-t-il ? Ces alternatives m’ont bien préparée, ainsi que vous l’êtes, à cette perte. Je puis être franche avec vous. Eh ! bien, je donnerais de ma vie pour conserver celle d’Adam. L’indépendance d’une femme à Paris n’est-ce pas la permission de se laisser prendre aux semblants d’amour des gens ruinés ou des dissipateurs ? Je priais Dieu de me laisser ce mari si complaisant, si bon enfant, si peu tracassier, et qui commençait à me craindre.
― Vous êtes vraie, et je vous en aime davantage, dit Thaddée en prenant et baisant la main de Clémentine qui le laissa faire. Dans de si solennels instants, il y a je ne sais quelle satisfaction à trouver une femme sans hypocrisie. On peut causer avec vous. Voyons l’avenir ? supposons que Dieu ne vous écoute pas, et je suis un de ceux qui sont le plus disposés à lui crier : ― Laissez-moi mon ami ! oui, ces cinquante nuits n’ont pas affaibli mes yeux, et fallût-il trente jours et trente nuits de soins, vous dormirez, vous, madame, quand je veillerai. Je saurai l’arracher à la mort si, comme ils le disent, on peut le sauver par des soins. Enfin, malgré vous et malgré moi, le comte est mort. Eh ! bien, si vous étiez aimée, oh ! mais adorée par un homme de cœur et d’un caractère digne du vôtre...
― J’ai peut-être follement désiré d’être aimée, mais je n’ai pas rencontré...
― Si vous aviez été trompée...
Clémentine regarda fixement Thaddée en lui supposant moins de l’amour qu’une pensée cupide, elle le couvrit de son mépris en le toisant des pieds à la tête, et l’écrasa par ces deux mots : ― Pauvre Malaga ! prononcés en trois tons que les grandes dames seules savent trouver dans le registre de leurs dédains. Elle se leva, laissa Thaddée évanoui, car elle ne se retourna point, marcha d’un mouvement noble vers son boudoir et remonta dans la chambre d’Adam.
Une heure après, Paz revint dans la chambre du malade ; et comme s’il n’avait pas reçu le coup de la mort, il prodigua ses soins au comte. Depuis ce fatal moment il devint taciturne ; il eut d’ailleurs un duel avec la maladie, il la combattait de manière à exciter l’admiration des médecins. À toute heure on trouvait ses yeux allumés comme deux lampes. Sans témoigner le moindre ressentiment à Clémentine, il écoutait ses remercîments sans les accepter, il semblait être sourd. Il s’était dit : Elle me devra la vie d’Adam ! et cette parole, il l’écrivait pour ainsi dire en traits de feu dans la chambre du malade. Le quinzième jour, Clémentine fut obligée de restreindre ses soins, sous peine de succomber à tant de fatigues. Paz était infatigable. Enfin, vers la fin du mois d’août, Bianchon, le médecin de la maison, répondit de la vie du comte à Clémentine.
― Ah ! madame, ne m’en ayez pas la moindre obligation, dit-il. Sans son ami nous ne l’aurions pas sauvé !
Le lendemain de la terrible scène sous le pavillon chinois, le marquis de Ronquerolles était venu voir son neveu ; car il partait pour la Russie chargé d’une mission secrète, et Paz foudroyé de la veille avait dit quelques mots au diplomate. Or, le jour où le comte Adam et sa femme sortirent pour la première fois en calèche, au moment où la calèche allait quitter le perron, un gendarme entra dans la cour de l’hôtel et demanda le comte Paz. Thaddée, assis sur le devant de la calèche, se retourna pour prendre une lettre qui portait le timbre du ministère des affaires étrangères et la mit dans la poche de côté de son habit, par un mouvement qui empêcha Clémentine et Adam de lui en parler. On ne peut nier aux gens de bonne compagnie la science du langage qui ne se parle pas. Néanmoins, en arrivant à la porte Maillot, Adam, usant des priviléges d’un convalescent dont les caprices doivent être satisfaits, dit à Thaddée : ― Il n’y a point d’indiscrétion entre deux frères qui s’aiment autant que nous nous aimons, tu sais ce que contient la dépêche, dis-le-moi, j’ai une fièvre de curiosité.
Clémentine regarda Thaddée en femme fâchée et dit à son mari : ― Il me boude tant depuis deux mois que je me garderais bien d’insister.
― Oh ! mon Dieu, répondit Thaddée, comme je ne puis pas empêcher les journaux de le publier, je vous révélerai bien ce secret : l’empereur Nicolas me fait la grâce de me nommer capitaine dans un régiment destiné à l’expédition de Khiva.
― Et tu y vas ? s’écria Adam.
― J’irai, mon cher. Je suis venu capitaine, capitaine je m’en retourne...
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