Mais comme je n’ai pas la fortune d’un comte, appelez-moi simplement capitaine.

― Eh bien, capitaine, donnez-moi le bras, dit-elle en le lui prenant et l’emmenant dans la salle à manger par mouvement plein de cette onctueuse familiarité qui ravit les amoureux.

La comtesse plaça près d’elle le capitaine, dont l’attitude fut celle d’un sous-lieutenant pauvre dînant chez un riche général. Paz laissa parler Clémentine, l’écouta tout en lui témoignant la déférence qu’on a pour un supérieur, ne la contredit en rien et attendit une interrogation formelle avant de répondre. Enfin il parut presque stupide à la comtesse, dont les coquetteries échouèrent devant ce sérieux glacial et ce respect diplomatique. En vain Adam lui disait : ― Egaie-toi donc, Thaddée ! On penserait que tu n’es pas chez toi ! Tu as sans doute fait la gageure de déconcerter Clémentine ? Thaddée resta lourd et endormi. Quand les maîtres furent seuls à la fin du dessert, le capitaine expliqua comment sa vie était arrangée au rebours de celle des gens du monde : il se couchait à huit heures et se levait de grand matin ; il mit ainsi sa contenance sur une grande envie de dormir.

― Mon intention, en vous emmenant à l’Opéra, capitaine, était de vous amuser ; mais faites comme vous voudrez, dit Clémentine un peu piquée.

― J’irai, répondit Paz.

― Duprez chante Guillaume Tell, reprit Adam, mais peut-être aimerais-tu mieux venir aux Variétés ?

Le capitaine sourit et sonna ; le valet de chambre vint : ― Constantin, lui dit-il, attellera la voiture au lieu d’atteler le coupé. Nous ne tiendrions pas sans être gênés, ajouta-t-il en regardant le comte.

― Un Français aurait oublié cela, dit Clémentine en souriant.

― Ah ! mais nous sommes des Florentins transplantés dans le Nord, répondit Thaddée avec une finesse d’accent et avec un regard qui firent voir dans sa conduite à table l’effet d’un parti pris.

Par une imprudence assez concevable, il y eut trop de contraste entre la mise en scène involontaire de cette phrase et l’attitude de Paz pendant le dîner. Clémentine examina le capitaine par une de ces œillades sournoises qui annoncent à la fois de l’étonnement et de l’observation chez les femmes. Aussi, pendant le temps où tous trois ils prirent le café au salon, régna-t-il un silence assez gênant pour Adam, incapable d’en deviner le pourquoi. Clémentine n’agaçait plus Thaddée. De son côté le capitaine reprit sa raideur militaire et ne la quitta plus, ni pendant la route ni dans la loge où il feignit de dormir.

― Vous voyez, madame, que je suis un bien ennuyeux personnage, dit-il au dernier acte de Guillaume Tell, pendant la danse. N’avais-je pas bien raison de rester, comme on dit, dans ma spécialité ?

― Ma foi, mon cher capitaine, vous n’êtes ni charlatan ni causeur, vous êtes très-peu Polonais.

― Laissez-moi donc, reprit-il, veiller à vos plaisirs, à votre fortune et à votre maison, je ne suis bon qu’à cela.

― Tartuffe, va ! dit en souriant le comte Adam. Ma chère, il est plein de cœur, il est instruit ; il pourrait, s’il voulait, tenir sa place dans un salon. Clémentine, ne prends pas sa modestie au mot.

― Adieu, comtesse, j’ai fait preuve de complaisance, je me sers de votre voiture pour aller dormir au plus tôt, et vais vous la renvoyer.

Clémentine fit une inclination de tête et le laissa partir sans rien répondre.

― Quel ours ! dit-elle au comte. Tu es bien plus gentil, toi !

Adam serra la main de sa femme sans qu’on pût le voir.

― Pauvre cher Thaddée, il s’est efforcé de se faire repoussoir là où bien des hommes auraient tâché de paraître plus aimables que moi.

― Oh ! dit-elle, je ne sais pas s’il n’y a point de calcul dans sa conduite : il aurait intrigué une femme ordinaire.

Une demi-heure après, pendant que Boleslas le chasseur criait : La porte ! que le cocher, sa voiture tournée pour entrer, attendait que les deux battants fussent ouverts, Clémentine dit au comte : ― Où perche donc le capitaine ?

― Tiens, là ! répondit Adam en montrant un petit étage en attique élégamment élevé de chaque côté de la porte cochère et dont une fenêtre donnait sur la rue. Son appartement s’étend au-dessus des remises.

― Et qui donc occupe l’autre côté ?

― Personne encore, répondit Adam. L’autre petit appartement situé au-dessus des écuries sera pour nos enfants et pour leur précepteur.

― Il n’est pas couché, dit la comtesse en apercevant de la lumière chez Thaddée quand la voiture fut sous le portique à colonnes copiées sur celles des Tuileries et qui remplaçait la vulgaire marquise de zinc peint en coutil.

Le capitaine en robe de chambre, une pipe à la main, regardait Clémentine entrant dans le vestibule. La journée avait été rude pour lui. Voici pourquoi. Thaddée eut dans le cœur un terrible mouvement le jour où, conduit par Adam aux Italiens pour la juger, il avait vu mademoiselle du Rouvre ; puis, quand il la revit à la mairie et à Saint-Thomas-d’Aquin, il reconnut en elle cette femme que tout homme doit aimer exclusivement, car don Juan lui-même en préférait une dans les mille e tre ! Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique après le mariage. Quasi tranquille pendant tout le temps que dura l’absence de Clémentine, ses souffrances recommençaient depuis le retour de ce joli ménage. Or, voici ce qu’il pensait en fumant du lataki dans sa pipe de merisier longue de six pieds, un présent d’Adam : ― Moi seul et Dieu, qui me récompensera d’avoir souffert en silence, nous devons seuls savoir à quel point je l’aime ! Mais comment n’avoir ni son amour ni sa haine ?

Et il réfléchissait à perte de vue sur ce théorème de stratégie amoureuse. Il ne faut pas croire que Thaddée vécût sans plaisir au milieu de sa douleur. Les sublimes tromperies de cette journée furent des sources de joie intérieure. Depuis le retour de Clémentine et d’Adam, il éprouvait de jour en jour des satisfactions ineffables en se voyant nécessaire à ce ménage qui, sans son dévouement, eût marché certainement à sa ruine. Quelle fortune résisterait aux prodigalités de la vie parisienne ? Élevée chez un père dissipateur, Clémentine ne savait rien de la tenue d’une maison, qu’aujourd’hui les femmes les plus riches, les plus nobles sont obligées de surveiller par elles-mêmes. Qui maintenant peut avoir un intendant ? Adam, de son côté, fils d’un de ces grands seigneurs polonais qui se laissent dévorer par les juifs, incapable d’administrer les débris d’une des plus immenses fortunes de Pologne, où il y en a d’immenses, n’était pas d’un caractère à brider ni ses fantaisies ni celles de sa femme. Seul, il se fût ruiné peut-être avant son mariage. Paz l’avait empêché de jouer à la Bourse, n’est-ce pas déjà tout dire ? Ainsi, en se sentant aimer malgré lui Clémentine, Paz n’eut pas la ressource de quitter la maison et d’aller voyager pour oublier sa passion. La reconnaissance, ce mot de l’énigme que présentait sa vie, le clouait dans cet hôtel où lui seul pouvait être l’homme d’affaires de cette famille insouciante. Le voyage d’Adam et de Clémentine lui fit espérer du calme ; mais la comtesse, revenue plus belle, jouissant de cette liberté d’esprit que le mariage offre aux Parisiennes, déployait toutes les grâces d’une jeune femme, et ce je ne sais quoi d’attrayant qui vient du bonheur ou de l’indépendance que lui donnait un jeune homme aussi confiant, aussi vraiment chevaleresque, aussi amoureux qu’Adam.