Mes consolations, monsieur, viennent de Dieu, non des hommes. D’ailleurs je lis trop clairement dans les cœurs à la triste lumière de l’amour trompé, pour accepter l’amitié que vous demandez, que vous offrez. Vous êtes la dupe de votre cœur, et vous espérez bien plus en ma faiblesse qu’en votre force. Tout cela est un effet d’instinct. Je vous pardonne cette ruse d’enfant, vous n’en êtes pas encore complice. Je vous ordonne, au nom de cet amour passager, au nom de votre vie, au nom de ma tranquillité, de rester dans votre pays, de ne pas y manquer une vie honorable et belle pour une illusion qui s’éteindra nécessairement. Plus tard, lorsque vous aurez, en accomplissant votre véritable destinée, développé tous les sentiments qui attendent l’homme, vous apprécierez ma réponse, que vous accusez peut-être en ce moment de sécheresse. Vous retrouverez alors avec plaisir une vieille femme dont l’amitié vous sera certainement douce et précieuse : elle n’aura été soumise ni aux vicissitudes de la passion, ni aux désenchantements de la vie ; enfin de nobles idées, des idées religieuses la conserveront pure et sainte. Adieu, monsieur, obéissez-moi en pensant que vos succès jetteront quelque plaisir dans ma solitude, et ne songez à moi que comme on songe aux absents. »
Après avoir lu cette lettre, Gaston de Nueil écrivit ces mots :
« Madame, si je cessais de vous aimer en acceptant les chances que vous m’offrez d’être un homme ordinaire, je mériterais bien mon sort, avouez-le ? Non, je ne vous obéirai pas, et je vous jure une fidélité qui ne se déliera que par la mort. Oh ! prenez ma vie, à moins cependant que vous ne craigniez de mettre un remords dans la vôtre... »
Quand le domestique de monsieur de Nueil revint de Courcelles, son maître lui dit : — À qui as-tu remis mon billet ?
— À madame la vicomtesse elle-même ; elle était en voiture, et partait...
— Pour venir en ville ?
— Monsieur, je ne le pense pas. La berline de madame la vicomtesse était attelée avec des chevaux de poste.
— Ah ! elle s’en va, dit le baron.
— Oui, monsieur, répondit le valet de chambre.
Aussitôt Gaston fit ses préparatifs pour suivre madame de Beauséant. La vicomtesse le mena jusqu’à Genève sans se savoir accompagnée par lui. Entre les mille réflexions qui l’assaillirent pendant ce voyage, celle-ci : — Pourquoi s’est-elle en allée ? l’occupa plus spécialement. Ce mot fut le texte d’une multitude de suppositions, parmi lesquelles il choisit naturellement la plus flatteuse, et que voici : — Si la vicomtesse veut m’aimer, il n’y a pas de doute qu’en femme d’esprit, elle préfère la Suisse où personne ne nous connaît, à la France où elle rencontrerait des censeurs.
Certains hommes passionnés n’aimeraient pas une femme assez habile pour choisir son terrain, c’est des raffinés. D’ailleurs rien ne prouve que la supposition de Gaston fût vraie.
La vicomtesse prit une petite maison sur le lac. Quand elle y fut installée, Gaston s’y présenta par une belle soirée, à la nuit tombante. Jacques, valet de chambre essentiellement aristocratique, ne s’étonna point de voir monsieur de Nueil, et l’annonça en valet habitué à tout comprendre. En entendant ce nom, en voyant le jeune homme, madame de Beauséant laissa tomber le livre qu’elle tenait ; sa surprise donna le temps à Gaston d’arriver à elle, et de lui dire d’une voix qui lui parut délicieuse : — Avec quel plaisir je prenais les chevaux qui vous avaient menée ?
Être si bien obéie dans ses vœux secrets ! Où est la femme qui n’eût pas cédé à un tel bonheur ? Une Italienne, une de ces divines créatures dont l’âme est à l’antipode de celle des Parisiennes, et que de ce côté des Alpes l’on trouverait profondément immorale, disait en lisant les romans français : « Je ne vois pas pourquoi ces pauvres amoureux passent autant de temps à arranger ce qui doit être l’affaire d’une matinée. » Pourquoi le narrateur ne pourrait-il pas, à l’exemple de cette bonne Italienne, ne pas trop faire languir ses auditeurs ni son sujet ? Il y aurait bien quelques scènes de coquetterie charmantes à dessiner, doux retards que madame de Beauséant voulait apporter au bonheur de Gaston pour tomber avec grâce comme les vierges de l’antiquité ; peut-être aussi pour jouir des voluptés chastes d’un premier amour, et le faire arriver à sa plus haute expression de force et de puissance. Monsieur de Nueil était encore dans l’âge où un homme est la dupe de ces caprices, de ces jeux qui affriandent tant les femmes, et qu’elles prolongent, soit pour bien stipuler leurs conditions, soit pour jouir plus long-temps de leur pouvoir dont la prochaine diminution est instinctivement devinée par elles. Mais ces petits protocoles de boudoir, moins nombreux que ceux de la conférence de Londres, tiennent trop peu de place dans l’histoire d’une passion vraie pour être mentionnés.
Madame de Beauséant et monsieur de Nueil demeurèrent pendant trois années dans la villa située sur le lac de Genève que la vicomtesse avait louée. Ils y restèrent seuls, sans voir personne, sans faire parler d’eux, se promenant en bateau, se levant tard, enfin heureux comme nous rêvons tous de l’être. Cette petite maison était simple, à persiennes vertes, entourée de larges balcons ornés de tentes, une véritable maison d’amants, maison à canapés blancs, à tapis muets, à tentures fraîches, où tout reluisait de joie. À chaque fenêtre le lac apparaissait sous des aspects différents ; dans le lointain, les montagnes et leurs fantaisies nuageuses, colorées, fugitives ; au-dessus d’eux, un beau ciel ; puis, devant eux, une longue nappe d’eau capricieuse, changeante ! Les choses semblaient rêver pour eux, et tout leur souriait.
Des intérêts graves rappelèrent monsieur de Nueil en France : son frère et son père étaient morts ; il fallut quitter Genève. Les deux amants achetèrent cette maison, ils auraient voulu briser les montagnes et faire enfuir l’eau du lac en ouvrant une soupape, afin de tout emporter avec eux. Madame de Beauséant suivit monsieur de Nueil. Elle réalisa sa fortune, acheta, près de Manerville, une propriété considérable qui joignait les terres de Gaston, et où ils demeurèrent ensemble. Monsieur de Nueil abandonna très-gracieusement à sa mère l’usufruit des domaines de Manerville, en retour de la liberté qu’elle lui laissa de vivre garçon. La terre de madame de Beauséant était située près d’une petite ville, dans une des plus jolies positions de la vallée d’Auge. Là, les deux amants mirent entre eux et le monde des barrières que ni les idées sociales, ni les personnes ne pouvaient franchir, et retrouvèrent leurs bonnes journées de la Suisse. Pendant neuf années entières, ils goûtèrent un bonheur qu’il est inutile de décrire ; le dénouement de cette aventure en fera sans doute deviner les délices à ceux dont l’âme peut comprendre, dans l’infini de leurs modes, la poésie et la prière.
Cependant, le marquis de Beauséant (son père et son frère aîné étaient morts), le mari de madame de Beauséant, jouissait d’une parfaite santé.
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