Antonine est très fière, comme je l’ai été, et ne vous demandera que le moyen de gagner sa vie. Soyez remercié. – THÉRÈSE. »

Le marquis demeura silencieux. Il se rappelait la délicieuse aventure, si joliment commencée, dans cette ville d’eaux du centre de la France où Thérèse accompagnait comme institutrice une famille anglaise. Ç’avait été pour Jean d’Erlemont un de ces caprices aussitôt finis qu’ébauchés, durant lesquels sa nature insouciante à l’époque, et fort égoïste, ne l’incitait guère à se pencher pour connaître celle qui se livrait à lui avec un tel abandon et une telle confiance. Le souvenir vague de quelques heures, c’est tout ce que sa mémoire avait conservé. Est-ce que, pour Thérèse, l’aventure aurait été quelque chose de plus sérieux et qui avait engagé toute sa vie ? Après la rupture brutale et sans explication, avait-il laissé derrière lui de la douleur, une existence brisée, et cette enfant ?…

Il n’avait jamais su. Elle ne lui avait jamais écrit. Et voilà que cette lettre surgissait du passé dans les conditions les plus troublantes… Très ému, il se rapprocha de la jeune fille et lui demanda :

« Quel âge avez-vous, Antonine ?

– Vingt-trois ans. »

Il se domina. Les dates coïncidaient. Il répéta, d’une voix assourdie :

« Vingt-trois ans !

Pour ne pas retomber au silence, et pour satisfaire au vœu de Thérèse en détournant les soupçons de la jeune fille, il dit :

« J’ai été l’ami de votre mère, Antonine, et l’ami, le confident de celui…

– Ne parlons pas de cela, je vous en prie, monsieur.

– Votre mère a donc gardé un mauvais souvenir de cette époque ?

– Ma mère se taisait à ce propos.

– Soit. Un mot cependant. La vie n’a pas été trop dure pour elle ? »

Elle répliqua fermement :

« Elle a été très heureuse, monsieur, et m’a donné toutes les joies. Si je viens aujourd’hui, c’est que je ne m’entends plus avec les personnes qui m’avaient recueillie.

– Vous me raconterez tout cela, mon enfant. Ce qu’il y a de plus urgent aujourd’hui, c’est de s’occuper de votre avenir. Que désirez-vous ?

– N’être à la charge de personne.

– Et ne dépendre de personne ?

– Je ne crains pas d’obéir.

– Que savez-vous faire ?

– Tout et rien.

– C’est beaucoup et peu. Voulez-vous être ma secrétaire ?

– Vous avez un secrétaire ?

– Oui, mais je me méfie de lui. Il écoute aux portes et il fouille dans mes papiers. Vous prendrez sa place.

– Je ne veux prendre la place de personne.

– Bigre, c’est difficile, alors », dit en riant le marquis d’Erlemont.

Assis l’un près de l’autre, ils causèrent un bon moment, lui attentif et affectueux, elle détendue, avec insouciance, mais aussi avec des instants de réserve qui le déconcertaient un peu et qu’il ne comprenait pas. À la fin, il obtint de la jeune fille qu’elle ne le pressât point trop et lui laissât le temps de la mieux connaître et de réfléchir. Il devait s’en aller le lendemain en auto pour un voyage d’affaires. Après quoi, il passerait une vingtaine de jours à l’étranger. Elle accepta de l’accompagner dans son voyage en auto.

Elle lui donna, sur un bout de papier, l’adresse de la pension de famille où elle avait l’intention de descendre à Paris, et il fut convenu que le matin suivant il irait la chercher.

Dans l’antichambre, il lui embrassa la main. Comme par hasard, Courville passait. Le marquis dit simplement :

« À bientôt, mon enfant. Vous viendrez me revoir, n’est-ce pas ? »

Elle reprit sa petite valise et descendit. Elle semblait heureuse, allègre, et comme sur le point de chanter.

Ce qui se passa ensuite fut si imprévu et si rapide qu’elle ne perçut qu’une série d’impressions incohérentes qui la bouleversèrent. Aux dernières marches de l’étage – la cage de l’escalier était assez obscure – elle entendit un bruit de voix qui disputaient devant la porte de l’entresol, et quelques mots lui parvinrent.

« Vous vous êtes payé ma tête, monsieur… le 63 du boulevard Voltaire n’existe pas…

– Pas possible, monsieur l’inspecteur ! Mais le boulevard Voltaire existe bien, n’est-ce pas ?

– En outre, je voudrais savoir ce qu’est devenu un papier important que j’avais dans ma poche quand je suis venu ici.

– Un mandat ? contre la demoiselle Clara ? »

La jeune fille eut le grand tort, quand elle reconnut la voix de l’inspecteur Gorgeret, de pousser un cri, et de continuer son chemin au lieu de remonter en silence vers le second étage. L’inspecteur principal entendit le cri, se retourna, vit la fugitive et voulut sauter sur elle.

Il en fut empêché par deux mains qui saisirent ses poignets et qui tentaient de l’entraîner vers l’intérieur du vestibule. Il résista, sûr de lui, car il était d’une stature et d’une musculature autrement puissantes que celles de son adversaire inopiné.