Viens.

– Que je vous suive ? et où cela ? chez vous ? Mon ami, vous n’y comptez pas. »

Je la repris dans mes bras, mais elle se dégagea.

« Ne me touchez pas, ou j’appelle ; et alors nous ne nous reverrons plus.

– Concha, Conchita, ma petite, es-tu folle ? Comment, je viens chez toi en ami, je te parle comme à une étrangère ; tout à coup tu te jettes dans mes bras, et maintenant c’est moi que tu accuses ?

– Je vous ai embrassé parce que je vous aime bien ; mais vous, vous ne m’embrasserez pas sans m’aimer.

– Et tu crois que je ne t’aime point, enfant ?

– Non, je vous plais, je vous amuse ; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas, caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, et bien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à la Fabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faites ce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vous en demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de San Roque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme une poupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouverait plus. »

 

Des pas montaient l’escalier. Elle se retourna vers la porte et ouvrit à sa mère.

« Monsieur est venu pour prendre de tes nouvelles, dit l’enfant. Il t’avait trouvé mauvaise mine et te croyait malade. »

... Je sortis une heure après, très nerveux, très agacé, et doutant à part moi si je reviendrais jamais.

Hélas ! je revins ; non pas une fois, mais trente. J’étais amoureux comme un jeune homme. Vous avez connu ces folies. Que dis-je ! vous les éprouvez à l’heure même où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque fois que je quittais sa chambre, je me disais : « Vingt-deux heures, ou vingt heures jusqu’à demain », et ces douze cents minutes ne finissaient pas de couler.

Peu à peu, j’en vins à passer la journée entière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettes, qui devaient être considérables, si j’en juge par ce qu’elles me coûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et d’ailleurs aucun bruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement que j’étais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.

Sans doute, je n’avais pas eu grand-peine à devenir leur familier ; mais un homme s’étonne-t-il jamais des facilités qu’il obtient ? Un soupçon de plus aurait pu me mettre en garde, auquel je ne m’arrêtai point : je veux dire l’absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n’y avait jamais d’instant où je ne pusse entrer dans leur chambre. Concha, toujours affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucune difficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souvent, je la trouvais couchée le matin, car elle se levait tard depuis qu’elle était oisive. Sa mère sortait, et elle, ramenant ses jambes dans le lit, m’invitait à m’asseoir près de ses genoux réunis.

Nous causions. Elle était impénétrable.

J’ai vu à Tanger des Mauresques en costume, qui entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeux, mais par là, je voyais jusqu’au fond de leur âme. Celle-ci ne cachait rien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur entre elle et moi.

 

Elle paraissait m’aimer. Peut-être m’aimait-elle. Aujourd’hui encore, je ne sais que penser. À toutes mes supplications, elle répondait par un « plus tard » que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partir, elle me dit : « allez-vous-en. » Je la menaçai de violence, elle me dit : « vous ne pourrez jamais. » Je la comblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une reconnaissance toujours consciente de ses bornes.

Pourtant, quand j’entrais chez elle, une lumière naissait dans ses yeux, qui n’était point artificieuse.

 

Elle dormait neuf heures la nuit, et trois heures au milieu du jour. Ceci excepté, elle ne faisait rien. Quand elle se levait, c’était pour s’étendre en peignoir sur une natte fraîche, avec deux coussins sous la tête et un troisième sous les reins. Jamais je ne pus la décider à s’occuper de quoi que ce fût. Ni un travail d’aiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entre ses mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté la Fabrique. Même les soins du ménage ne l’intéressaient pas : sa mère faisait les chambres, les lits et la cuisine, et chaque matin passait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petite amie encore mal éveillée.

Pendant toute une semaine, elle refusa de quitter son lit.