Seules les femmes que les longs hivers du Nord n’immobilisent pas près du feu, ont cette grâce et cette liberté. – Ses cheveux n’étaient que châtain foncé ; mais à distance, ils brillaient presque noirs en recouvrant la nuque de leur conque épaisse. Ses joues, d’une extrême douceur de contour, semblaient poudrées de cette fleur délicate qui embrume la peau des créoles. Le mince bord de ses paupières était naturellement sombre.
André, poussé par la foule jusqu’au marchepied de sa voiture, la considéra longuement. Il sourit, en se sentant ému, et de rapides battements de cœur lui apprirent que cette femme était de celles qui joueraient un rôle dans sa vie.
Sans perdre de temps, car à tout moment le flot des voitures un instant arrêtées pouvait repartir, il recula comme il put. Il prit dans sa poche le dernier de ses œufs, écrivit au crayon sur la coquille blanche les six lettres du mot Quiero, et choisissant un instant où les yeux de l’inconnue s’attachèrent aux siens, il lui jeta l’œuf doucement, de bas en haut, comme une rose.
La jeune femme le reçut dans la main.
Quiero est un verbe étonnant qui veut tout dire. C’est vouloir, désirer, aimer, c’est quérir et c’est chérir. Tour à tour et selon le ton qu’on lui donne, il exprime la passion la plus impérative ou le caprice le plus léger. C’est un ordre ou une prière, une déclaration ou une condescendance. Parfois, ce n’est qu’une ironie.
Le regard par lequel André l’accompagna signifiait simplement : « J’aimerais vous aimer. »
Comme si elle eût deviné que cette coquille portait un message, la jeune femme la glissa dans un petit sac de peau qui pendait à l’avant de sa voiture. Sans doute elle allait se retourner ; mais le courant du défilé l’emporta rapidement vers la droite, et, d’autres voitures survenant, André la perdit de vue avant d’avoir pu réussir à fendre la foule à sa suite.
Il s’écarta du trottoir, se dégagea comme il put, courut dans une contre-allée... mais la multitude qui couvrait l’avenue ne lui permit pas d’agir assez vite, et quand il parvint à monter sur un banc d’où il domina la bataille, la jeune tête qu’il cherchait avait disparu.
Attristé, il revint lentement par les rues ; pour lui, tout le carnaval se recouvrit soudain d’une ombre.
Il s’en voulait à lui-même de la fatalité maussade qui venait de trancher son aventure. Peut-être, s’il eût été plus déterminé, eût-il pu trouver une voie entre les roues et le premier rang de la foule... Et maintenant, où retrouver cette femme ? Était-il sûr qu’elle habitât Séville ? Si par malheur il n’en était rien, où la chercher, dans Cordoue, dans Jérez, ou dans Malaga ? C’était l’impossible.
Et peu à peu, par une illusion déplorable, l’image devint plus charmante en lui. Certains détails des traits n’eussent mérité qu’une attention curieuse : ils devinrent dans sa mémoire les motifs principaux de sa tendresse navrée. Il avait remarqué, ainsi, qu’au lieu de laisser pendre toutes lisses les deux mèches des petits cheveux sur les tempes, elle les gonflait au fer en deux coques arrondies. Ce n’était pas une mode très originale, et bien des Sévillanes prenaient le même soin ; mais sans doute la nature de leurs cheveux ne se prêtait pas aussi bien à la perfection de ces boucles en boule, car André ne se souvenait pas d’en avoir vu qui, même de loin, pussent se comparer à celles-là.
En outre, les coins des lèvres étaient d’une mobilité extrême. Ils changeaient à chaque instant et de forme et d’expression, tantôt presque retroussés, ronds ou minces, pâles ou sombres, animés d’une flamme variable. Oh ! on pouvait blâmer tout le reste, soutenir que le nez n’était pas grec et que le menton n’était pas romain ; mais ne pas rougir de plaisir devant ces deux petits coins de bouche, cela eût passé la permission.
Il en était là de ses pensées quand un « ¡ Cuidao ! » crié d’une voix rude le fit se garer dans une porte ouverte : une voiture passait au petit trot dans la rue étroite.
Et dans cette voiture, il y avait une jeune femme, qui, en apercevant André, lui jeta très doucement, comme on jette une rose, un œuf qu’elle tenait à la main.
Fort heureusement, l’œuf tomba en roulant et ne se brisa point, car André, complètement stupéfait de cette nouvelle rencontre, n’avait pas fait un geste pour le prendre au vol. La voiture avait déjà tourné le coin de la rue, quand il se baissa pour ramasser l’envoi.
Le mot Quiero se lisait toujours sur la coquille lisse et ronde, et on n’en avait pas écrit d’autre ; mais un paraphe très décidé, qui semblait gravé par la pointe d’une broche, terminait la dernière lettre comme pour répondre par le même mot.
Cependant, la voiture avait tourné le coin de la rue et l’on n’entendait plus que faiblement le pas des chevaux sonner sur les dalles dans la direction de la Giralda.
André courut à sa poursuite, anxieux de ne pas laisser échapper cette seconde occasion qui pouvait être la dernière ; il arriva juste au moment où les chevaux entraient au pas dans l’ombre d’une maison rose de la plaza del Triunfo.
Les grandes grilles noires s’ouvrirent et se refermèrent sur une rapide silhouette féminine.
Sans doute il eût été plus avisé de préparer ses voies, de prendre des renseignements, de demander le nom, la famille, la situation et le genre de vie avant de se lancer ainsi, tête basse, dans l’inconnu d’une intrigue, où, puisqu’il ne savait rien, il n’était le maître de rien. André, cependant, ne put se résoudre à quitter la place avant d’avoir fait un premier effort, et dès qu’il eut vérifié d’une main rapide la correction de sa coiffure et la hauteur de sa cravate, il sonna délibérément.
Un jeune maître d’hôtel se présenta derrière la grille, mais n’ouvrit pas.
« Que demande Votre Grâce ?
– Faites passer ma carte à la señora.
– À quelle señora ? continua le domestique d’une voix tranquille où le soupçon n’altérait pas trop le respect.
– À celle qui habite cette maison, je pense.
– Mais son nom ? »
André, impatienté, ne répondit pas. Le domestique reprit :
« Que Votre Grâce me fasse la faveur de me dire auprès de quelle señora je dois l’introduire.
– Je vous répète que votre maîtresse m’attend. »
Le maître d’hôtel, s’inclinant, releva légèrement les mains en signe d’impossibilité ; puis il se retira sans ouvrir et sans même avoir pris la carte.
Alors André, que la colère rendit tout à fait discourtois, sonna une seconde et une troisième fois comme à la porte d’un fournisseur. « Une femme si prompte à répondre à une déclaration de ce genre, se dit-il, ne doit pas s’étonner de l’insistance qu’on met à pénétrer chez elle ; elle était seule aux Delicias, elle doit vivre seule ici, et le bruit que je fais n’est entendu que par elle. » Il ne songea pas que le carnaval espagnol autorise des libertés passagères qui ne sauraient se prolonger dans la vie normale avec les mêmes chances d’accueil.
La porte resta close et la maison pleine de silence comme si elle eût été déserte.
Que faire ? Il se promena quelque temps sur la place, devant les fenêtres et les miradores où il espérait toujours voir apparaître le visage attendu, et, peut-être même, un signe... Mais rien ne parut ; il se résigna au retour.
Toutefois, avant de quitter une porte qui se fermait sur tant de mystères, il avisa non loin de là un marchand de cerrillas assis dans un coin d’ombre, et lui demanda :
« Qui habite cette maison ?
– Je ne sais pas », répondit l’homme.
André lui mit dix réaux dans la main et ajouta :
« Dis-le-moi tout de même.
– Je ne devrais pas le dire. La señora se fournit chez moi, et si elle savait que je parle sur elle, demain ses mozos s’adresseraient ailleurs, chez le Fulano, par exemple, qui vend ses boîtes à moitié vides. Au moins je n’en dirai pas de mal, je ne médirai pas, cabayero ! Rien que son nom, puisque vous voulez le savoir. C’est la señora doña Concepcion Perez, femme de don Manuel Garcia.
– Son mari n’habite donc pas Séville ?
– Son mari est en Bolibie.
– Où cela ?
– En Bolibie, un pays d’Amérique. »
Sans en entendre davantage, André jeta une nouvelle pièce sur les genoux du vendeur, et rentra dans la foule pour gagner son hôtel.
Il restait en somme indécis. Même en apprenant l’absence du mari, il n’avait pas trouvé que toutes les chances se penchassent de son côté. Ce marchand réservé, qui semblait en savoir plus qu’il n’en voulait dire, laissait croire à l’existence d’un autre amant déjà choisi, et l’attitude du domestique n’était pas faite pour démentir ce soupçon d’arrière-pensée... André songeait que quinze jours à peine s’étendaient devant lui avant la date fixée de son retour à Paris. Suffiraient-ils pour entrer en grâce auprès d’une jeune personne dont la vie sans doute était déjà prise ?
Ainsi troublé par des incertitudes, il entrait dans le patio de son hôtel, quand le portier l’arrêta :
« Une lettre pour Votre Grâce. »
L’enveloppe ne portait pas d’adresse.
« Vous êtes sûr que cette lettre est pour moi ?
– On me la remet à l’instant pour don Andrès Stévenol. »
André la décacheta sans retard.
Elle contenait ces simples lignes, écrites sur une carte bleue :
« Don Andrès Stévenol est prié de ne pas faire tant de bruit, de ne pas dire son nom et de ne plus demander le mien.
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