Don Mateo était royaliste et s’indignait des efforts persistants de l’opposition, au moment où toutes les forces du pays eussent dû se concentrer autour de la faible et courageuse reine pour l’aider à sauver le suprême héritage d’une impérissable histoire.

« Quelle chute ! disait-il. Quelle misère ! Avoir possédé l’Europe, avoir été Charles Quint, avoir doublé le champ d’action du monde en découvrant le monde nouveau, avoir eu l’empire sur lequel le soleil ne se couchait point ; mieux encore : avoir, les premiers, vaincu votre Napoléon, – et expirer sous les bâtons d’une poignée de bandits mulâtres ! Quel destin pour notre Espagne ! »

Il n’aurait pas fallu lui dire que ces bandits-là fussent les frères de Washington et de Bolivar. Pour lui, c’étaient de honteux brigands qui ne méritaient même pas le garrot.

Il se calma.

« J’aime mon pays, reprit-il. J’aime ses montagnes et ses plaines. J’aime la langue et le costume et les sentiments de son peuple. Notre race a des qualités d’une essence supérieure. À elle seule, elle est une noblesse, à l’écart de l’Europe, ignorant tout ce qui n’est pas elle, et enfermée sur ses terres comme dans une muraille de parc. C’est pour cela, sans doute, qu’elle décline au profit des nations du Nord, selon la loi contemporaine qui pousse aujourd’hui de toutes parts le médiocre à l’assaut du meilleur... Vous savez qu’en Espagne on appelle hidalgos les descendants des familles pures de tout mélange avec le sang maure. On ne veut pas admettre que, pendant sept siècles, l’Islam ait pris racine sur la terre espagnole. Pour moi, j’ai toujours pensé qu’il y avait ingratitude à renier de tels ancêtres. Nous ne devons guère qu’aux Arabes les qualités exceptionnelles qui ont dessiné dans l’histoire la grande figure de notre passé. Ils nous ont légué leur mépris de l’argent, leur mépris du mensonge, leur mépris de la mort, leur inexprimable fierté. Nous tenons d’eux notre attitude si droite en face de tout ce qui est bas, et aussi je ne sais quelle paresse devant les travaux manuels. En vérité, nous sommes leurs fils, et ce n’est pas sans raison que nous continuons encore à danser leurs danses orientales au son de leurs “féroces romances”. »

Le soleil montait dans un grand ciel libre et bleu. La mâture encore brune des vieux arbres du parc laissait voir par intervalles le vert des lauriers et des palmiers souples. De soudaines bouffées de chaleur enchantaient ce matin d’hiver d’un pays où l’hiver ne se repose point.

 

« Vous viendrez déjeuner chez moi, j’espère ? dit don Mateo. Ma huerta est là, près de la route d’Empalme. Dans une demi-heure, nous y serons, et, si vous le permettez, je vous garderai jusqu’au soir afin de vous montrer mes haras où j’ai quelques nouvelles bêtes.

– Je serai très indiscret, s’excusa André. J’accepte le déjeuner, mais non l’excursion. Ce soir, j’ai un rendez-vous que je ne puis manquer, croyez-moi.

– Une femme ? Ne craignez rien, je ne vous poserai pas de questions. Soyez libre. Je vous sais même gré de passer avec moi le temps qui vous sépare de l’heure fixée. Quand j’avais votre âge, je ne pouvais voir personne pendant mes journées mystérieuses. Je me faisais servir mes repas dans ma chambre, et la femme que j’attendais était le premier être à qui j’eusse parlé depuis l’instant de mon réveil. »

 

Il se tut un instant, puis sur un ton de conseil :

« Ah ! monsieur ! dit-il, prenez garde aux femmes ! Je ne vous dirai pas de les fuir, car j’ai usé ma vie avec elles, et si ma vie était à refaire, les heures que j’ai passées ainsi sont parmi celles que je voudrais revivre. Mais gardez-vous, gardez-vous d’elles ! »

Et comme s’il avait trouvé une expression à sa pensée, don Mateo ajouta plus lentement :

« Il est deux sortes de femmes qu’il ne faut connaître à aucun prix : d’abord celles qui ne vous aiment pas, et ensuite, celles qui vous aiment. – Entre ces deux extrémités, il y a des milliers de femmes charmantes, mais nous ne savons pas les apprécier. »

 

Le déjeuner eût été assez terne si l’animation de don Mateo n’eût remplacé, par un long monologue, l’entretien qui fit défaut ; car André, préoccupé de ses pensées personnelles, n’écouta qu’à demi ce qui lui fut conté. À mesure que l’instant du rendez-vous approchait, le battement de cœur qu’il avait senti naître la veille reprenait avec une insistance toujours plus pressante. C’était un appel assourdissant en lui-même, un impératif absolu qui chassait de son esprit tout ce qui n’était pas la femme espérée. Il aurait tout donné pour que la grande aiguille de la pendule Empire où il tenait ses yeux fixés fût avancée de cinquante minutes.