Il est jaloux, secret,
Triste, oblique, inquiet, solitaire, économe.
Prince, tu désirais savoir comme on le nomme.
Je l'ignorais le jour où tu le demandas.
Je le sais aujourd'hui. - Quel est son nom? - Judas.
VIII. LA SIBYLLE
La sibylle d'Achlab parle dans sa caverne;
Elle est seule; un esprit farouche la gouverne,
La courbe comme un feu sous un vol de démons,
Et de sa bouche obscure et de ses noirs poumons
Fait sortir le hasard des paroles terribles.
Des feuilles, qui plus tard s'iront coller aux Bibles,
S'échappent par moments de son antre, et s'en vont
En vagues flamboiements dans l'espace sans fond.
Elle les suit des yeux, et rit; puis recommence,
L'immensité s'étant mêlée à sa démence,
Et le souffle infini la traversant toujours.
Elle s'adresse à l'ombre, au gouffre, aux rochers sourds.
Spectre par le regard, par la maigreur squelette,
Elle parle une langue étrange où se reflète
L'avenir, à demi visible sur son front,
Et prononce déjà des mots qui ne seront
Dits par le genre humain que dans trois mille années.
Ses mains sur ses seins nus se crispent décharnées;
Son oeil lugubre songe, ivre d'obscurité;
Ce spectre balbutie avec autorité;
On dirait qu'elle fait la lecture éperdue
D'un mystérieux livre ouvert dans l'étendue;
Parfois elle s'arrête en disant: Je ne puis.
En ce moment, au fond de sa grotte, affreux puits
Plein de l'effarement des visions occultes,
Ce sont les fondateurs de dogmes et de cultes
Et de religions que son regard poursuit.
Il semble qu'elle parle, à travers l'âpre nuit,
A ceux qui cherchent Dieu pour le montrer aux hommes.
… … … … … … … … … … … … … … … … .
… … … … … … … … … … … … … … … … .
«- … Le livre d'en haut dit: - Qui que tu sois, qui
sommes
«L'Etre de s'expliquer et le sphynx d'être clair,
«Qui que tu sois qui veux saisir l'eau, tenir l'air,
«Donner à la nuée une forme, et qui plonges,
«Avec ta nasse, bonne à la pêche des songes,
«Dans le sinistre abîme où flotte ce mot: Dieu;
«Qui que tu sois, qui viens forcer l'ombre à l'aveu,
«Tâter la certitude avec ta main peu sûre,
«Au temple sidéral adosser ta masure,
«Et désigner à l'Etre un texte, un nombre, un lieu;
«Homme, qui que tu sois, qui viens faire du feu
«Sous la foudre, allumer ta lampe sous l'étoile,
«Et dire à l'univers sans fond: Lève-toi, voile!
«Qui que tu sois qui prends l'impossible aux cheveux,
«Qui prononces ces mots inutiles: «- Je veux,
«Je sais, je suis, je crois, je sauve, je ranime; -»
«Qui que tu sois qui dis à l'Etre: «- Allons, abîme,
«Réponds, puisque c'est moi qui t'ai questionné. -»
«Sache que ta folie est sombre, infortuné!
«L'erreur sort du nuage et sans fin se dévide.
«Un rite, c'est un geste au hasard dans le vide;
«Avortement du chiffre et du mot! labeur vain
«De la voix pour nommer le prodige divin!
«Trimourti! Trinité! Triade! Triple Hécate!
«Brahmâ, c'est Abraham; dans Adonis éclate
«Adonaï; Jovis jaillit de Jéhovah;
«Toujours au même mot l'impuissance arriva;
«Toujours le sombre effort des religions tombe
«Dans le même fantôme et dans la même tombe.
«Toutes ces questions: «- Où? quand? pourquoi? comment?
«Jusqu'où?» - font le bruit sourd d'un engloutissement.
«Le livre d'en haut dit: - O penseurs, prenez garde!
«Il veut qu'on le contemple et non qu'on le regarde.
«Courbez-vous. L'adoré doit rester l'inconnu.
«Toutes les fois qu'un homme, un esprit, est venu
«L'approcher de trop près, et s'est, opiniâtre,
«Mis à souffler sur lui comme on souffle sur l'âtre,
«Il a frappé. Malheur aux obstinés qui vont
«Faire une fouille sombre en cet être profond!
«Vous qui vous appelez hier, demain, le sage,
«Le savant, le chercheur, la fuite, le passage,
«Larves! y songez-vous d'imposer à celui
«Qui songe et qui s'appelle à jamais Aujourd'hui,
«Vos auscultations, vos calculs, votre étude,
«Et la vibration de votre inquiétude!
«Il lui déplaît d'avoir vos chiffres hasardeux
«Courant partout sur lui, fourmillement hideux.
«Ta curiosité l'importune, ô vermine!
«L'Incréé n'aime pas que l'homme l'examine,
«Et sentir des esprits fureter dans ses coins.
«Sacrilège! le plus, mesuré par le moins!
«La mouche humaine allant heurter aux cieux son aile!
«Et l'essaim, effleurant l'attitude éternelle! -
«Le livre d'en haut dit: - Lui! lui! pas de témoins.
«Hommes, ne faites point un pas hors des besoins;
«L'homme est tortue, et l'ombre est votre carapace;
«Ne sortez pas du temps, du nombre et de l'espace;
«Car il se vengera, l'être mystérieux,
«Des voix, des bruits, des pas, des lampes et des yeux!
«Il est le maître obscur des tortures aiguës,
«Des haches, des brasiers, des chanvres, des ciguës.
«Il choisira les forts, il prendra dans sa main
«Ceux qui sont les cerveaux de tout le genre humain,
«Et, fatal, les jetant au glaive froid qui tue,
«Il décapitera la sagesse têtue.
«Pour punir les chercheurs, il n'a qu'à les livrer
«A la fureur de ceux qu'ils voudront éclairer.
«O sages, pour gravir les cieux où sont les Tables,
«Vous hantez les hauts lieux, ces cimes redoutables,
«Que visite l'horreur et que la bise mord;
«Vous y cherchez le jour, vous y trouvez la mort;
«Certains sommets fatals ont d'âpres calvities
«Où les hideuses croix, par le meurtre noircies,
«Se dressent, attendant les pâles rédempteurs;
«Et vous êtes, hélas, trahis par les hauteurs.
«Caïn sur cette terre, où le juste est victime,
«Traître, a laissé de quoi recommencer son crime;
«L'homme abrège, ô penseurs, vos ans déjà si courts!
«Pour vous assassiner, justes, l'homme a toujours
«Entre les mains assez du premier fratricide;
«Plus tard, le genre humain, redevenu lucide,
«Vient glorifier ceux que sa rage courbait…
«L'un a bu le poison, l'autre pend au gibet!
«Pensez-vous quelquefois à ce que fait l'archange,
«L'Etre d'en bas? Il est le Méchant. Il s'en venge?
«Il prend l'âme, la vie et le jour à revers;
«Et de sa chute il fait celle de l'univers.
«L'enfer est tout entier dans ce mot: Solitude.
«Avec tous les remords qui sont l'inquiétude
«Et le deuil de la terre, et dont il est l'aïeul,
«Dans l'effrayant cachot des nuits, Satan est seul.
«Le rocher qui le mure est fait avec du crime;
«Les autres condamnés sont dans un autre abîme;
«Il peut les torturer, mais il ne peut les voir.
«Seul, toujours seul, il est aveugle dans le noir.
«En lui, hors de lui, l'ombre. Il regarde, il se hausse,
«Il cherche; il n'a pas même une hydre dans sa fosse;
«Une hydre, ce serait quelqu'un. L'ange damné
«Vole et rôde, et, hagard, voudrait n'être pas né.
«Si les bêtes voyaient son cloaque, cet antre
«Ferait ramper les loups frémissants à plat ventre,
«Trembler le tigre, et fuir les hiboux aux yeux ronds.
«A chaque mouvement de ses lourds ailerons,
«Pendant qu'il plane, il sort du monstre des fumées;
«Elles montent sur terre, et ce sont des armées;
«Elles montent sur terre, et, dans nos régions,
«Ce sont des lois, des mœurs et des religions;
«Elles montent sur terre et prennent des figures
«De rois, de conquérants, de pontifes, d'augures;
«Et l'on entend le cri des hommes sous le pied
«D'un Satan Dieu qui règne et dans la nuit s'assied,
«Fantôme ressemblant au spectre des ténèbres;
«Et, triomphants, sacrés, grands, illustres, célèbres,
«Des vampires, la mitre ou le laurier au front,
«Elevant jusqu'au ciel une gloire d'affront,
«Disent: Je suis le Dogme, et je me nomme Empire.
«Et cent fléaux, fatals, noirs, dont l'homme est le pire,
«Se déchaînent; - Satan en bas plane toujours; -
«Peste, terre qui tremble, eau sur les rochers sourds,
«Le typhon sur les flots, le semoun dans les sables… -
«O sombres battements des ailes formidables!
«Le livre d'en haut dit: - Donc pas de curieux.
«La nuit est un conseil que le ciel donne aux yeux.
«Laissez l'Etre exister. Soyez ce que vous êtes.
«Regards, soyez l'effroi; bêtes, soyez les bêtes;
«Beauté, sois le squelette; homme, sois le néant.
«Dieu fait du ténébreux le bourreau du voyant.
«Ou, s'il lui plaît, savants, penseurs, ô tourbe infime,
«De vous abandonner à votre propre abîme,
«Il laissera l'ennui pesant, le moi jaloux,
«Le vertige et la peur croître d'eux-mêmes en vous,
«Et vos socs effrayés ne creuser que des fosses,
«Et se dresser, au fond de vos recherches fausses,
«Le chaos des erreurs, des fièvres, des tourments,
«Et s'offrir le fer rouge à vos tâtonnements;
«Si bien que de sa loi, de son énigme austère,
«De son nom, de son dogme obscur, de son mystère,
«Vous ôterez vos mains fumantes en criant:
«Nous nous sommes brûlés à cet être effrayant!
«Mage, il t'engloutira sous les bouillons de l'urne;
«Il remuera sous toi l'âpre échelle nocturne;
«Il rendra trouble, avec trop de lumière, l'oeil
«De la témérité, du rêve et de l'orgueil;
«Il n'aura qu'à montrer, pour vous mettre en démence,
«Un de ses attributs dans sa splendeur immense;
«Car le plus aveuglé, c'est le plus ébloui.
«Oui, si vous labourez au même champ que lui,
«Il emplira de cendre et de mort vos semailles.
«De toute la science il crèvera les mailles.
«L'infini ne se peut prendre dans un filet.
«Il ne souffrira point qu'on sache ce qu'il est.
«Il mettra les fléaux, les forces, les tonnerres,
«L'ombre, à votre poursuite, ô noirs visionnaires!
«Et s'il regarde, horreur! tout s'évanouira.
«Et les penseurs crieront: Grâce! Il leur suffira,
«Pour sentir la pensée en leurs fronts se dissoudre,
«D'entrevoir un moment sa prunelle de foudre.-
«Le livre d'en haut dit: - Vivez sans regarder.
«Passant, ta fonction est de passer. Sonder,
«C'est blesser. Qu'êtes-vous? Qu'es-tu? Ton nom? - Terpandre.
«Toi? - Linus. - Toi? - Thalès. - Vous vous appelez Cendre!
«Vous vous appelez Brume et Nuit! Disparaissez,
«Mourez. Parler est trop, bégayer est assez.
«Es-tu sage? tais-toi. Le silence est l'hommage.
«Quoi! tu veux pénétrer l'impénétrable, ô mage!
«Tu viens escalader avec effraction
«Le problème, le jour, la nuit, la vision,
«L'infini! Tu commets un attentat nocturne
«Sur la virginité du tombeau taciturne!
«Tu lèves ce couvercle, ô mage audacieux!
«Que fais-tu là, rôdeur des barrières des cieux?
«Tu viens, furtif, armé de ta vanité sombre,
«Forcer l'éternité! tu viens crocheter l'ombre,
«Fourrer ta fausse clé dans la porte de feu,
«Et faire une pesée, avec l'orgueil, sous Dieu!
«Va-t'en de la lumière, et va-t'en des ténèbres!
«Dehors! Va-t'en avec ta strophe et tes algèbres,
«Poète, géomètre, astronome, voleur!
«Ne cherchez pas; rampez. Tremblez, c'est le meilleur.
«Espace, point d'Icare; astres, pas de lunettes.
«O vivants, vous serez dans le vrai, si vous n'êtes
«Que ce que les vivants d'avant vous ont été.
«Ne voyez que la grande et calme éternité.
«Le bas est immobile et le haut immuable.
«En bas est l'ancre; en haut l'obscur anneau du câble.
«Est-ce que la nature essaie autour de vous
«De changer d'attitude, ô mortels vains et fous?
«Qu'est-ce que le tombeau? Le puits des nuits funèbres;
«Il a la plénitude auguste des ténèbres;
«Il ne demande rien, il ne fait pas de bruit;
«Le sépulcre est le vase où Dieu garde la nuit,
«L'astre est le vase où Dieu conserve la lumière;
«Tous deux sont à jamais ce que la loi première
«Les créa; l'un est l'ombre et l'autre est le rayon;
«Pourquoi l'homme veut-il changer sa fonction?
«Il est souffle; qu'il passe. A quoi bon la pensée?
«A quoi bon tant de force obscure dépensée?
«A quoi Zoroastre ou Moïse? A quoi sert
«Ce Jean, vêtu de peaux, parlant dans le désert?
«A quoi bon vos Talmuds? N'est-ce pas une honte
«De voir s'entreheurter Tyr contre Sélinonte,
«Delphes contre Eleusis, Thèbes contre Sion,
«Dans l'immobilité de la création?
«C'est l'ennui du voyant d'entendre les querelles
«Des superstitions se dévorant entre elles,
«Tous ces mages, luttant, affirmant ou niant,
«Et tous ces disputeurs de cendre et de néant
«Qui font tourbillonner leurs misérables rixes
«Entre les tombeaux noirs et les étoiles fixes!
«Un dogme est l'oiseleur, guettant dans la forêt,
«Qui, parce qu'il a pris un passereau, croirait
«Avoir tous les oiseaux du ciel bleu dans sa cage.
«La salutation du jonc au marécage
«N'est pas plus vaine, au fond du bois vague et jauni,
«Que les saluts que fait un homme à l'infini.
«Tout ce que vous nommez vérité devient fable
«Devant l'inénarrable et devant l'ineffable.
«Dieu! rêve! Oui finit par ressembler à Non.
«La raison de celui qui prononce ce nom
«S'en va, comme le sang quand on ouvre la veine.
«Oh! que le verbe est nul! que la syllabe est vaine!
«Comme le nombre est vite essoufflé quand il faut
«Faire l'addition du bas avec le haut,
«Et, de la profondeur remontant à la cime,
«Compter le gouffre après avoir compté l'abîme!»
… … … … … … … … … … … … … … … … .
… … … … … … … … … … … … … … … … .
Pendant qu'elle parlait, pleine du sphynx caché,
Sur le puits ténébreux quelqu'un s'était penché;
Le soleil éclairait sur le seuil de la cave
Une figure douce, éblouissante et grave;
Un homme était pieds nus dans l'herbe et les genêts.
- Je ne t'ai jamais vu, mais je te reconnais.
Salut, Nazaréen! Dit la femme hagarde.
Et, montrant du doigt l'ombre, elle ajouta: Prends garde.
Alors entre la femme et cet homme, tandis
Que l'aube réchauffait les serpents engourdis
Et que les fleurs ouvraient au soleil leurs corolles,
Il se fit un échange auguste de paroles
Que la terre ignora, personne n'écrivant
Ce dialogue sombré emporté par le vent.
LE NAZARÉEN
O Prophétesse, il faut pourtant sauver les hommes.
LA SIBYLLE
A quoi bon?
LE NAZARÉEN
Pour sortir de cette ombre où nous sommes.
LA SIBYLLE
Restes-y.
LE NAZARÉEN
C'est la loi de monter vers le jour,
Qu'après l'iniquité la justice ait son tour,
C'est la loi.
LA SIBYLLE
La justice sur terre est un rêve.
LE NAZARÉEN
Les hommes pleins de haine ont à la main le glaive.
O femme, en les aimant on peut les apaiser.
Que dis-tu de l'amour? Parle.
LA SIBYLLE
Crains le baiser.
2. II. JÉSUS-CHRIST
I. LA POUTRE
Le brigand Barabbas est en prison. Son heure
Approche, car il faut que le meurtrier meure;
C'est du moins ce que dit le peuple.
Hors des murs,
Dans un champ où, pareil au ver dans les fruits mûrs,
Le chacal entre au flanc des charognes farouches,
Plaine où des os épars font bourdonner les mouches,
On entend un bruit sourd de scie et de marteaux.
Un homme dans un bouge équarrit des poteaux.
C'est Psyphax, charpentier de croix. Dehors un zèbre,
Des poules, du fumier, un coq. Psyphax est guèbre,
Adore le soleil et construit des gibets.
Le faubourg Zem, quartier des marchands au rabais
Et des fripiers vendant les haillons de la ville,
Borne au sud cette plaine âpre, déserte et vile.
Des cordes où parfois on se heurte en rêvant,
Où les laveuses font sécher leur linge au vent,
Flottent à des piquets plantés dans les décombres.
Les petits enfant nus de ces masures sombres
Où la famine habite et d'où la peste sort,
Vivent de ramasser dans l'herbe du bois mort
Qu'ils vont vendre en fagots sur les marches du temple.
Le prophète qui fait des gestes et contemple,
Quelque centurion par l'orgie attardé,
Des joueurs agitant la bassette ou le dé,
Hantent seuls ce lieu triste et cette lande aride.
Au-delà des terrains que l'ardent soleil ride,
Et que couvre un gazon brûlé, lépreux et court,
On voit les toits confus des maisons du faubourg
Où les femmes le soir médisent sur leurs portes.
Les mendiants hideux pareils à des cloportes
Rôdent aux alentours, tendant leurs pâles mains.
Au lieu de l'essaim d'or errant dans les jasmins,
L'oiseau de proie, affreux, vole aux carcasses mortes.
Près des maisons, les gueux, les nains aux jambes tortes,
Les goitreux, les boiteux, fourmillent en tous sens;
Et la difformité honteuse des passants,
Et ce faubourg infirme et malade, et ces bouges,
Importunent au loin l'aigle aux paupières rouges,
Et les vastes vautours africains dont le bec
Semble plein des rayons du désert de Balbeck.
Au fond de l'horizon est le Golgotha fauve;
Mont sans arbre, sans herbe et sans fleurs; sommet chauve
Et propre à la croissance horrible des gibets;
Ceux qui cherchent le sens des anciens alphabets
Et qui font du Talmud leur sévère lecture,
Tremblent devant ce mont, sachant son aventure;
Le vaste Adam est là, sous la terre dormant;
Si bien que le Calvaire est le noir renflement
De ce grand corps gisant sous la morne campagne,
Et qu'un air de cadavre en reste à la montagne.
Le toit de Psyphax, bas et marqué d'un poteau,
Fait une ampoule au centre isolé du plateau.
Le peuple craint les toits mystérieux des guèbres.
Ces fous de la lumière ont l'oeil plein de ténèbres;
On les voue aux métiers immondes: ils les font.
Ils mêlent leur chimère au céleste plafond;
Ils contemplent la nuit, d'astres profonds semée,
Et l'appellent Saba, ce qui veut dire armée;
Ils adorent un point du ciel nommé Kébla;
A toute heure de l'ombre et de l'aube, ils sont là
S'offrant, les hommes nus et les femmes sans voiles,
Au dieu soleil époux des déesses étoiles;
Ils maudissent la fève et l'ail, craignent le sel
Et l'ambre, et font lever le pain avec du miel.
Ils vont jusqu'en Egypte, affrontant les numides,
Pieds nus, sacrifier des coqs aux pyramides,
Ces trois tombeaux de Seth, d'Enos et de Sabi;
L'arabe en pâlissant leur ferme son gourbi;
Ils font un philtre avec des herbes qu'ils écrasent;
Ils respectent le bœuf et la brebis, se rasent,
Et n'osent pas nommer l'astre à qui leurs élus
Font, de l'aurore au soir, soixante-trois saluts;
Ils ont pour ville Haran en Mésopotamie;
Leur tabernacle, autel de trouble et d'infamie,
Au lieu de l'occident regarde le levant;
Ils adressent, hagards, des questions au vent,
Comptent l'onde, et parmi leurs prophètes on nomme
Loth, roi des Philistins, et Numa, roi de Rome;
Dans le mois du Bélier leur tribu danse en rond;
Ils vénèrent Péor, le faune obscène; ils ont
Sept temples dédiés par Cham aux sept planètes;
Ils sont jongleurs, charmeurs de tigres, proxénètes,
Baigneurs, marchands de sorts, plongeurs de tourbillons;
Quand ils sèment, ils font deux parts de leurs sillons,
Dont l'une est pour le dieu, l'autre pour les déesses;
Leurs femmes ont parfois des serpents dans leurs tresses;
Ils reprochent au char la plainte de l'essieu;
Ils regardent, pensifs, les ratures que Dieu
A faites sur le tigre ainsi que sur le zèbre;
C'est parce que tous deux ont ce signe funèbre
Et cette ombre des mots inconnus sur le dos
Que l'un porte la haine et l'autre les fardeaux;
Presque à l'égal du temple ils révèrent l'étable;
Leur sommeil est étrange, agité, redoutable;
Le sage est dur pour eux, même dans sa bonté,
Car leur religion donne à l'humanité
Une difformité misérable et terrible;
Ils ont un livre écrit par Satan, chose horrible;
Un autre par Adam, un autre par Enos;
Tous savent lire et sont des songeurs infernaux;
Ce sont, sous l'azur sombre où les nuages glissent,
Des hommes stupéfaits et fauves qu'éblouissent
Les immenses couchers du soleil dans les monts,
Et qui mangent du sang ainsi que les démons.
Près d'un champ maigre, où croît plus de ronce que d'orge,
Dans son hangar croulant qu'empourpre un feu de forge,
Psyphax le guèbre est seul; sans veste, sans bonnet,
Bras nus, la scie aux poings, il travaille; et l'on est
A la fin du mois Jar, le second de l'année.
Dans cette plaine vaste, obscure, abandonnée,
Deux hommes vers le soir, marchant dans les fossés,
Se rencontrent, venant de deux points opposés.
Ils se parlent très bas avec un air de honte.
- Voici l'argent.
- Combien?
- Trente.
- Comptons.
On compte;
Dans l'ombre; en étouffant, comme en flagrant délit,
Le bruit d'un sac d'argent qu'on vide et qu'on remplit.
- Marché fait.
- Viendra-t-il pour la fête?
- Peut-être.
- Mais au milieu des siens comment le reconnaître?
- Celui qu'on me verra baiser, ce sera lui.
- C'est dit.
Et souriant, mais non sans quelque ennui,
L'homme qui prend l'argent fait un salut servile,
Met le sac sous sa robe et rentre dans la ville.
Et l'autre attend qu'il ait disparu, puis, sans bruit,
Regardant si de loin personne ne le suit,
Il s'enfonce à pas sourds dans la plaine funèbre,
Et l'on dirait qu'il va vers la maison du guèbre.
Psyphax travaille. Il ouvre au milieu des outils
Un vieux livre, et ses yeux y semblent engloutis,
Comme s'ils en puisaient la lueur vénérable;
Puis il reprend la vrille et l'équerre d'érable,
Et se remet à fendre un bloc informe et noir;
Puis il lit, quoiqu'on lise avec peine le soir,
De sorte que cet homme à la fois semble suivre
Son travail sous l'outil et sa loi dans le livre;
Soudain, au soupirail du toit presque détruit,
Apparaît la première étoile de la nuit;
Psyphax lève les yeux, l'aperçoit, se redresse,
Ebloui, pâle, et dit à voix basse: O déesse!
Or l'homme qui venait arrive. Il montre un sceau.
Il crache sur le livre ouvert, et dit: - Pourceau,
Je suis du temple. - Il laisse, en l'écartant, paraître
Sous son manteau dans l'ombre une robe de prêtre.
Et le payen se tait, avec ce pli du front
Que donne l'habitude horrible de l'affront;
Car il a reconnu Rosmophim, un des sages
Qui du Talmud au peuple expliquent les passages,
Docteur et juge, après Caïphe le premier.
Il tremble; le rayon rend visite au fumier.
Pourquoi?
C'est ce docteur Rosmophim qui, naguère,
A, d'après la loi sainte et le texte vulgaire,
Condamné Barabbas, et dit: Deux fois malheur!
Mort sur le meurtrier et mort sur le voleur!
Rosmophim dit: - Au nom du sanhédrin! - L'esclave
S'incline, et Rosmophim reprend d'une voix grave,
Pendant que son regard sur le guèbre tombait:
- As-tu quelque tronc d'arbre à faire un grand gibet;
Dans une sorte d'antre au fond de la masure
Gisaient de noirs poteaux de diverse mesure;
Le payen remua ces affreux blocs dormants,
Ainsi qu'un fossoyeur trouble un tas d'ossements,
Et l'on en voyait fuir des bêtes qu'on ignore;
Les poutres retombaient sur la terre sonore;
Soudain l'homme, que l'âtre aidait de sa clarté,
Poussant un dernier bloc, non sans peine écarté,
Montra du doigt au prêtre un madrier difforme,
Ayant le poids du chêne avec les nœuds de l'orme,
Lourd, vaste, et comme empreint de cinq doigts monstrueux;
On voyait au gros bout, renflement tortueux,
On ne sait quelle tache épouvantable et sombre,
Et l'on eût dit du sang élargi dans de l'ombre.
Rosmophim regarda la poutre, maugréant:
- Serait-ce le bâton de marche d'un géant?
- Seigneur, c'est en effet cela, dit l'idolâtre.
Et le prêtre jeta trois grains d'encens dans l'âtre
Pour purifier l'air où l'homme avait parlé.
L'homme reprit:
- Un champ qui fait mourir le blé,
Qui n'a pas un rameau vivant où l'oiseau dorme,
Egout où du déluge on voit la boue énorme,
Est le lieu sombre où j'ai trouvé ce tronc hideux.
Les hommes d'autrefois ne pouvaient être deux
Sans combattre, et l'un l'autre ils se prenaient pour cible,
Et la marque d'un meurtre est sur cet arbre horrible.
Les géants de la race Énacim, qui d'abord
Ont habité la terre antique, ont fait la mort.
Leur ombre immense couvre encor les races neuves.
Ils écrasaient du pied les éléphants des fleuves
Devant qui la forêt monstrueuse se tait;
Leur bâton de voyage ou de défense était
Un chêne qu'ils avaient cassé dans la clairière;
Et nous pourrions bâtir toute une tour de pierre
Avec un des cailloux qu'ils tenaient dans leur poing.
- Oui, dit le docteur, Dieu qui ne s'égare point
En attendant le nombre, exagéra la forme;
Le monde a commencé par la famille énorme;
Du groupe gigantesque est né le genre humain;
Le bloc d'hier sera tas de pierres demain;
Un géant tient d'abord la place d'une foule;
Puis, comme la nuée en gouttes d'eau s'écroule,
De génération en génération,
Il s'amoindrit, pullule, et devient nation;
Et Dieu fait le colosse avant la fourmilière.
Il reprit: - Ce tronc d'arbre a des traces de lierre.
- Non, c'est la pression du poignet du géant,
Dit l'esclave.
- Chien vil, dit le docteur songeant,
Je choisis ce poteau. Dans ton ombre mortelle
Fais-en vite une croix vaste et haute, mais telle
Qu'un homme cependant puisse encor la traîner.
Laissant derrière lui Psyphax se prosterner,
Le prêtre s'en alla, l'oeil plein d'une âpre flamme.
Et le guèbre, tirant du tas la poutre infâme,
La regardait, la hache au poing, disant tout bas:
- Il paraît qu'on veut faire honneur à Barabbas.
II. LE CANTIQUE DE BETHPHAGÉ
CHOEUR DE FEMMES
L'ombre des bois d'Aser est toute parfumée.
Quel est celui qui vient par le frais chemin vert?
Est-ce le bien-aimé qu'attend la bien-aimée?
Il est jeune, il est doux. Il monte du désert
Comme de l'encensoir s'élève une fumée.
Est-ce le bien-aimé qu'attend la bien-aimée?
UNE JEUNE FILLE
J'aime.
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