Vous voilà
Muettes comme un lac dont toute l'eau coula.
Vos jardins ont l'odeur des charniers insalubres.
Tout croule. Vos palais sont devenus lugubres
Sous le passage obscur des châtiments divins;
Ce sont des pans de mur inutiles et vains;
Les mâchoires des morts ne sont pas plus terribles.
Malheur! on ne voit plus le grain sortir des cribles;
Plus de fille de joie assise sur son lit;
On n'entend plus cracher les passants; l'herbe emplit
Les sentiers que suivaient les mulets et les zèbres.
Le plein midi ne fait qu'augmenter vos ténèbres;
On a beau peindre en blanc le sépulcre, il est noir.
Le soleil est présent à votre désespoir;
Vos décombres sont pleins d'antres épouvantables.
O Moïse, ils ont fait une fêlure aux tables,
Ils ont brisé la loi; c'est bien, mourez. Assez!
Vous serez si tremblants, peuples, et si chassés
Que vous ferez sous terre une seconde ville.
Comme sous le pressoir on voit déborder l'huile,
Le sang en longs ruisseaux jaillit sous le talon
Des princes écrasant Ruben et Zabulon;
Isaachar et Lévi sont abolis. Partage
Et désert, comme après la chute de Carthage.
On vend un peuple ainsi qu'une bête au marché.
Malheur, Jérusalem! ô maison du péché,
Malheur; tu seras morte entre les cités mortes;
Les rois feront sculpter un pourceau sur tes portes;
Tu seras une ville infâme et sans témoin,
Qu'il sera défendu de regarder de loin.
La femme pleurera d'être grosse ou nourrice.
Qui te verra croira qu'il voit la cicatrice
Des tonnerres au front du monde châtié;
Et tu seras l'endroit où finit la pitié.
Quand il eut ainsi fait des reproches aux villes,
Il s'approcha des siens et dit:
- Soyez tranquilles;
Ce n'est pas à présent votre jour, c'est le mien.
Tout est bon si ma mort enseigne, tout est bien
Si dans la vérité l'homme se désaltère.
Or je m'élèverai de dessus cette terre
Et j'attirerai tout à moi du haut du ciel.
Christ finit le combat commencé par Michel.
Son oeil devint étrange et semblait voir des choses
Au fond de son esprit confusément écloses.
- Les trois femmes en deuil dans la tombe entreront,
Marchant l'une après l'autre, humbles, courbant le front
A cause du lieu bas et de l'entrée étroite,
Et verront un jeune homme assis dans l'angle à droite
Qui leur dira, serein comme un soleil levant:
«Pourquoi donc chez les morts cherchez-vous le vivant?
La vision d'un être inouï qui se lève
Dans un sépulcre avec la lumière du rêve,
Fera fuir les soldats pleins d'un effroi sacré.
Trois jours après ma mort je ressusciterai;
Mais quand j'apparaîtrai blanc près de la fontaine,
Vous me verrez ainsi qu'une forme incertaine;
Madeleine croira que c'est le jardinier;
Thomas commencera par douter et nier,
Mais les trous de mes pieds le forceront à croire;
Et quand il aura mis dans ma blessure noire
Son doigt qu'il ôtera tiède et mouillé de sang,
Il s'en ira songer dans l'ombre en frémissant.
Priez. Ne livrez point ma doctrine aux querelles.
Est-ce que les épis sont pour les sauterelles?
Quand je serai parti, vous répandrez ma loi.
Beaucoup se tromperont, l'erreur naîtra de moi.
L'ombre est noire toujours même tombant des cygnes.
Quand je ne serai plus vous verrez de grands signes.
Les ténèbres croîtront sur le front d'Israël;
On entendra parler une voix dans le ciel,
Et tous regarderont l'ombre extraordinaire:
Luc dira: c'est un ange; et Jean, c'est le tonnerre.
Je porterai les cœurs ainsi que des fardeaux;
Des laboureurs feront des sillons sur mon dos;
Ces laboureurs, c'est vous; et votre œuvre est austère.
L'homme n'a rien, ni sac plein d'or, ni coin de terre,
Qu'il puisse regarder ici-bas comme sien.
Allez sans hésiter dire au pharisien:
«Prends garde à cette fange immonde où tu te vautres!»
Soyez doux. Aimez-vous toujours les uns les autres.
En cet instant Jésus tressaillit, se parla
A lui-même, et, fermant les yeux, dit: le voilà.
Judas parut suivi d'hommes armés d'épées.
IX. JUDAS
Et Judas s'approchant, blême et les mains crispées,
Baisa Christ.
Et le ciel sacré fut obscurci.
- Mon ami, dit Jésus, que viens-tu faire ici?
Puis il reprit, tourné vers Dieu:
- Tu m'abandonnes;
Mais je ne perds aucun de ceux que tu me donnes,
Seigneur. Ma mort suffit, et seul je la subis.
Le pasteur doit périr en sauvant les brebis.
Et, désignant du doigt ses disciples, le maître
Dit aux soldats:
- Le Christ est facile à connaître.
Je suis celui qu'on cherche et dont on a souci.
Me voilà. Prenez-moi. Laissez aller ceux-ci.
Or Simon surnommé Pierre avait une épée,
Il cria:
- Dieu par qui Jézabel fut frappée,
Viens défendre ton Christ, ô Dieu qui châtias
Hérode pour avoir fait mourir Mathias!
Et, levant son épée, il vint droit à la troupe,
Et blessa le premier qui s'offrit dans le groupe,
Un nommé Malchus, aide et garde du bourreau.
- Remettez, dit Jésus, votre épée au fourreau.
Qui frappe avec le glaive est frappé par le glaive.
Il reprit: - Puisqu'on a commencé, qu'on achève. -
Et se mit de lui-même au milieu des soldats.
Il ne regardait rien, pour épargner Judas.
Quelqu'un du temple dit: - Marchons. L'heure s'écoule.
- Vous pouviez me saisir tous les jours dans la foule,
Dit Jésus, en offrant aux cordes ses poignets;
Quand j'allais dans le temple et lorsque j'enseignais,
J'étais sous votre main. Vous n'aviez qu'à l'étendre;
Et c'est par trahison que vous venez me prendre!
Et vous venez la nuit comme pour un voleur!
Je pourrais dire à Dieu: Père, apparaissez-leur!
Et vous entendriez accourir les tempêtes,
Et vous verriez, tremblants, au-dessus de vos têtes,
S'ouvrir et flamboyer l'ombre, et des millions
D'anges, et tout l'abîme avec tous ses lions!
Et si j'ajoutais: Viens toi-même! vos prunelles
Verraient soudain, parmi les foudres éternelles,
Sortir de la nuée un front prodigieux!
Mais il ne convient pas que j'appelle les cieux;
Faites; car c'est ici votre heure, et la puissance
Des ténèbres, et Dieu vous livre l'innocence;
Et tout doit s'accomplir ainsi qu'il est écrit.
Alors on acheva de lier Jésus-Christ;
Et le chef dit: - Il faut l'emmener. Ce qu'ils firent.
Et tous ceux que cet homme avait aimés, s'enfuirent.
X. LILITH-ISIS
Ô Jean, visionnaire effaré de Pathmos,
Comme tu te cachais derrière les rameaux,
Avec saint Marc, alors jeune et l'un des lévites,
En vous penchant parmi les arbres noirs, vous vîtes
Sur la colline un être effrayant, vague, seul,
Debout dans le frisson livide d'un linceul;
C'était de l'ombre ayant la forme d'une femme;
Cet être guettait Christ dans cette troupe infâme,
Comme s'il était là pour une mission;
Or la bande aperçut, en rentrant dans Sion,
Cette femme fixant sur eux dans les ténèbres
Ses deux yeux qui semblaient deux étoiles funèbres;
Un d'eux, que le Toldos appelle Eddon-Azir,
Courut vers elle, et comme il allait la saisir,
L'être, pareil aux feux fuyant dans l'ossuaire,
Disparut, lui laissant dans les mains le suaire.
Et plus tard, les soldats, contant après l'arrêt
Comment ils avaient pris Jésus de Nazareth,
Dirent qu'ils avaient vu sur la montagne sombre
La fille de Satan, la grande femme d'ombre,
Cette Lilith qu'on nomme Isis au bord du Nil.
XI. JÉSUS CHEZ ANNE
Jésus lié marchait disant: Ainsi soit-il!
On le mena d'abord chez Anne, ancien grand-prêtre,
Pour qu'il attendit là l'heure de comparaître,
Des servantes, des gueux, des vendeurs de poissons,
Des sacrificateurs vêtus de caleçons,
Le flot des curieux qui passe et qui repasse,
Entouraient Christ assis dans une salle basse;
Il était nuit; mais Anne, étant levé déjà,
Descendit, vint trouver Christ, et l'interrogea.
Et Christ lui répondit: - Interrogez la foule.
J'ai versé mon esprit comme une eau qui s'écoule.
Prêtre, j'ai deux témoins: l'homme et le firmament.
Parlez-leur. J'enseignais partout publiquement.
Et quant à mon royaume, il n'est pas de la terre.
Je n'ai rien à vous dire et n'ai rien à vous taire.
Qu'est-ce que vous venez demander à présent? -
Un soldat le frappa de sa verge en disant:
- Est-ce ainsi qu'on répond à notre ancien grand-prêtre?
- Si j'ai mal dit, tu peux blâmer, dit le doux maître;
Mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu?
Anne disait, s'étant à la hâte vêtu:
- J'ai froid. - Et tous criaient: - C'est un impie! Exemple!
Châtiment! il a dit qu'il détruirait le temple,
Seigneur, et qu'en trois jours il le rebâtirait.
- Peuple, le tribunal prononcera l'arrêt,
Dit Anne, et non pas moi: car je n'en suis plus membre.
Et, leur laissant leur proie, il rentra dans sa chambre.
Alors, ayant bandé les yeux du patient,
Ils l'outragèrent, tous pêle-mêle, et criant:
- Devine qui te frappe! et prophétise, ô sage!
Dis-nous quel est celui qui te crache au visage?
Fais sécher, si tu peux, le poing qui te meurtrit,
Messie!
Et les valets souffletaient Jésus-Christ.
XII. LES DIX-NEUF
Le jour est loin encor, pas un rayon n'effleure
L'orient froid et noir, mais on devance l'heure.
Les juges, dont l'orgueil est d'aller lentement,
Montent au tribunal d'un air calme et dormant.
Le grand-prêtre en souliers, les prêtres en sandales,
Marchent tous à la file et traversent les dalles.
Chacun d'eux a son nom sur sa chaise gravé.
Le Gabbatha, qu'on nomme aussi le Haut-Pavé,
Est le palais lugubre où le tribunal siège.
Devant la porte, un vase, où sur l'eau flotte un liège,
Semble dire au passant, qui songe avec effroi:
L'eau c'est le peuple, et rien ne submerge la loi.
Le sanhédrin, sous qui la Judée est courbée,
Ebauché par Moïse, accru par Macchabée,
Depuis qu'il a subi l'arrogant examen
Du préteur Gabinus, oeil du sénat romain,
Se réfugie, ainsi qu'une orfraie effarée,
Dans une sorte d'ombre inquiète et sacrée;
Jadis le peuple vil qui fourmille au soleil
Parfois apercevait cet austère appareil
Que la loi triste emplit de sa vague colère,
Les tables, les gradins, la chambre circulaire,
Les docteurs dans leur chaire assis sur les hauteurs,
Les scribes dans leur stalle aux genoux des docteurs,
Et l'essaim des enfants aux robes incarnates,
Les lévites, épars à terre sur les nattes;
Maintenant tout est clos. C'est loin de tous les yeux
Que le Prince s'assied, spectre mystérieux,
Ayant le Père à droite, ayant le Sage à gauche;
C'est dans l'obscurité qu'on laboure et qu'on fauche;
Rome pouvant entendre, on cache les débats;
Le sanhédrin se mure et la loi parle bas.
Donc depuis Gabinus, ce sénat de prière
Qui s'assemble au lieu dit le Conclave de Pierre,
Ce sanhédrin qui fait une haie à la loi,
Qui seul sait le comment et seul dit le pourquoi,
Pour punir le blasphème a commis dix-neuf juges.
Ces dix-neuf, devant qui l'impie est sans refuges,
Comme Dieu sur l'Horeb sont sur le Gabbatha.
La salle est large et haute. Oliab la sculpta.
La nuit ne sort jamais de ce lieu sans fenêtres.
Une lampe suffit au front blême des prêtres.
Dix-neuf chaises de cèdre, au fond du cintre obscur,
Mêlent leur double étage aux ténèbres du mur;
On sent que là, vertu, crime, innocence et vice,
Tremblent devant cette ombre humaine, la justice.
La poussière des ans, près du plafond, ternit
Un chérubin ouvrant six ailes de granit.
Les taffilins, nommés par les grecs phylactères,
Couvrent la voûte; à l'or de leurs saints caractères,
Textes brumeux épars sur des plaques de fer,
La lampe par instant arrache un vague éclair.
Les juges, les voici: huit scribes, tête nue;
Quatre docteurs qu'emplit la science inconnue,
Ceints du taled, l'esprit hors du monde réel;
Et, mêlés aux docteurs, sept anciens d'Israël,
Vêtus de blanc, pensifs sous leurs turbans à mitres.
Sabaoth luit dans l'oeil de ces sombres arbitres.
En montant à sa place, ainsi qu'Aaron faisait,
Chaque juge récite à voix haute un verset;
On dirait que la loi farouche les enivre.
Le sciamas tient les clefs; le cazan tient le livre.
L'oeil fixé sur le texte écrit par David roi,
Les deux hommes nommés les Epoux de la Loi
Lisent, en alternant d'une grave manière,
L'un la première page et l'autre la dernière.
La lampe a quatre bras comme celle d'Endor.
Un degré de sithim étoilé de clous d'or
Exhausse un large trône en ivoire où préside
Caïphe destiné dans l'ombre au suicide.
Ses souliers sont de pourpre et sa robe est de lin;
Autour de chaque bras il porte un taffilin
Où l'on peut lire un vers résumant la doctrine;
Et le rational qu'il a sur la poitrine
Mêle à la majesté de ses sacrés habits
Tous les noms des tribus gravés sur des rubis;
Le grand-prêtre est assis, fatal comme un prophète;
Et l'on voit remuer vaguement sur sa tête,
Comme au vent de la nuit brille et tremble un fanal,
La tiare, clarté du sombre tribunal.
La rumeur des versets qu'on récite s'apaise;
On se tait; chaque juge est assis dans sa chaise.
Christ est debout devant ces hommes ténébreux;
Son oeil inépuisable en rayons luit sur eux.
XIII. LA CHOSE JUGÉE
L'huissier du dogme dit: - Silence! on délibère.
Gloire au Dieu saint! et gloire à l'empereur Tibère!
Rosmophim parle. Il dit: - «L'homme que vous voyez
«Rit des lois et des saints par Dieu même envoyés;
«Il se croit plus grand qu'eux et se prétend Messie.
«Il se dit Roi des Juifs. Il ment. L'arche est noircie,
«O Prêtres, par la nuit qui sort de ses discours.
«Cet homme doit mourir. Nos pères ont toujours
«Fait creuser des tombeaux par la loi violée.
Josaphat crie: - «A mort l'homme de Galilée!
«- Observons la loi, dit Achias de Membré.
«Il faut que par le prêtre au prince il soit livré,
«Et qu'Hérode l'envoie à Pilate. A quoi servent
«Des lois que ni le roi ni le juge n'observent?
Joseph de Ramatha dit: «L'homme est innocent.»
«- L'exil, dit Potiphar.
- Non, dit Samech, du sang!»
Et Nicodemus dit: - «Il faut d'abord qu'on prouve.
«- D'abord, répond Teras, qu'on le tue! et qu'on trouve,
«Demain, puisque cet homme a dit: nous sommes trois;
«Deux voleurs pour l'aller compléter sur la croix;
«- Qu'il meure, dit Riphar, dans les formes prescrites.»
Gamaliel se lève. Il est le chef des rites;
Et ce maître inflexible a vu le premier vol
Du jeune aigle effrayant qui plus tard fut saint Paul.
Il parle, l'oeil au ciel: - «L'indulgence est un leurre.
«Juste ou non, attaquant les lois, il faut qu'il meure.
«- Non, réplique Joram, j'absous! Je pense, moi,
«Que les arrêts trop durs font mal vivre la loi;
«Il sied qu'à l'accusé le juge compatisse;
«Sur la sévérité des juges la justice
«Pleure comme l'enfant sut le pain noir qu'il mord.
«- Ce langage est payen, dit Saréas. La mort.
«- Mort! dit Elieris; il prêche le ravage.
«- Mort! répète Diras; il combat l'esclavage.
Et Sabinti s'indigne au nom du sanhédrin;
Il atteste le vase aux douze bœufs d'airain,
Et crie: «- A mort! qu'il meure! ou l'arche est abattue!»
Simon, qui fut plus tard lépreux, dit: «- Qu'on le tue.»
Le sénateur Mesa se lève après Simon:
«- S'il dit vrai, c'est un dieu; s'il ment, c'est un démon.
«Donc il faut qu'on l'adore ou bien qu'on l'extermine.
«- Dieu, dit Ptoloméus, peut avoir sa vermine.
Et Rabam jette un cri dans la rumeur perdu:
«- Ne le condamnez pas sans l'avoir entendu!»
La sagesse commence et finit au pontife;
Tout arrêt doit venir du grand-prêtre.
Caïphe
Se lève le dernier, la double corne au front;
Dressant cette tiare où toujours brilleront
Les deux rayons du chef de la terre promise,
Sombre, et plus ressemblant à Satan qu'à Moïse,
Il dit:
«- Mieux vaut la mort d'un homme que la mort
«D'un peuple, et du viol des lois le gibet sort;
«Il faut punir. Sinon, malheur! Quiconque hésite
«Est une âme de nuit que le démon visite;
«Le juge indulgent suit le crime comme un chien;
«Celui qui ne sait pas ces choses ne sait rien.
Puis, à demi tourné vers Jésus, il ajoute:
«- Sa voix fera peut-être écrouler cette voûte.
«Pourtant, parle.
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