L'AUTRE CHAISE D'IVOIRE


Les scribes, les docteurs, les prêtres en grand nombre,
Entourent, précédés d'un lévite crieur,
Dans la cour du prétoire un porche extérieur
Qui sous son dôme abrite une chaise d'ivoire.

Cette chaise a l'aspect farouche de la gloire;
Et l'on y sent le droit que donne au conquérant
Le peuple qu'on massacre et la ville qu'on prend.
A cette chaise monte un escalier de bronze.

Ils sont tous là, les Cent, les Dix-Neuf et les Onze.

Derrière eux, et tombant parfois sur le genou,
Vient Jésus qu'un soldat traîne par un licou
Comme un muletier tire une bête de somme.

L'avertisseur public, un avocat de Rome,
Le vieux Némurion Plancus, grammairien
De la loi, que plus tard fit changer Adrien,
Parle et dit ce qu'il faut qu'on évite ou qu'on suive:

Un homme est arrêté par les juifs; la loi juive
Le condamne; les juifs peuvent le lapider;
C'est leur droit; cela dit, qu'ont-ils à demander?
La lapidation leur paraît trop rapide;
Ils veulent qu'on le cloue et non qu'on le lapide;
Ils viennent supplier qu'on mène l'homme en croix.
Or ceci touche Rome, et César, et ses droits.
Doit-on crucifier l'homme? voilà l'affaire.
D'où vient que pour ce juif le sanhédrin préfère
A leur supplice hébreu le supplice romain?
Est-il rebelle? est-il voleur de grand chemin?
Cela n'est point prouvé par les juifs: c'est leur culte
Qui semble avoir souffert de l'homme quelque insulte;
Or jamais un dieu juif ne recevra d'affront
Dont César sentira la rougeur à son front.
Un blasphémateur juif est-il un parricide?
Ce sanhédrin le dit; que le préteur décide.
Ces peuples, après tout, respectent le tribun;
S'ils tiennent à la mort honteuse de quelqu'un,
César clément leur peut accorder cette grâce.

Pendant que Plancus parle, un murmure s'amasse
Dans l'auditoire plein de gestes et de voix;
Tous les prêtres hagards éclatent à la fois:

- Préteur! c'est ton devoir de crucifier l'homme!
Il s'est dit Roi des Juifs; il est rebelle à Rome;
Notre dogme est ici d'accord avec ta loi;
Et c'est nier César que de s'affirmer roi.

Un licteur sous le porche écoute sans colère.

Derrière le licteur est l'homme consulaire,
Ponce Pilate, assis, distrait, calme, indolent.

Son pied chaussé de pourpre est sur du marbre blanc;
Ce marbre, qui l'exhausse au fond de la coupole,
Pour les romains l'honore et pour les juifs l'isole;
Et nul autre que lui ne touche du talon
Cette dalle que fit placer là Corbulon,
Proconsul en l'an deux du consulat d'Octave.
Pilate, ancien préfet dans le pays batave,
Fut si fidèle au temps de la rébellion
Qu'Auguste lui donna sa villa de Lyon.
Il est procurateur, lieutenant consulaire.
Le port de Tyr lui paie un talent par galère;
Il possède à Cythère en Grèce, un revenu
Que lui doivent, le droit de César retenu,
Les chercheurs de corail et les pêcheurs d'éponges.
Sa femme Procula sait le secret des songes.
C'est un homme d'esprit prudent, d'âge moyen.
Le peuple juif méprise en tremblant ce payen.
Pilate autour du front porte trois bandelettes
Dont une est écarlate et deux sont violettes;
Sa laticlave blanche à bandes rouges pend
Sur un nain familier entre ses pieds rampant;
Dans son ombre un greffier écrit sur une table;
Quand on parle trop haut, le licteur redoutable
Fait un signe, le bruit des voix contrariant
Le préteur assoupi comme un roi d'orient.

Et, sculptée au dossier de sa chaise curule,
Pendant que de ces cœurs, où tant de haine brûle,
Sort le gibet infâme entrevu vaguement,
Au-dessus des avis, des voix, du jugement,
Au-dessus de ce tas de scribes et de prêtres,
Sur tous ces noirs complots, sur tous ces regards traîtres,
Sur tous ces vils orgueils, l'âpre louve d'airain
Dresse son bâillement sinistre et souverain.

 

XVI. ROSMOPHIM


Les fossoyeurs de croix piochent sur le Calvaire.
Le brouillard, ce manteau de deuil du ciel sévère,
Couvre le mont, où, seuls, ces hommes, loin du bruit,
Dans l'ombre, ont travaillé presque toute la nuit.
On entend le Cédron dont les eaux sont très grosses.
Ils s'arrêtent après avoir creusé deux fosses.
Et l'un d'eux, le plus vieux, dit aux autres: - Je crois
Que c'est tout; nous n'avons d'ordres que pour deux croix,
Pour deux larrons qu'on doit mettre à mort dans les fêtes;
Dismas et Gestas; or, les deux fosses sont faites.
Un prêtre en ce moment, Rosmophim de Joppé,
Qui vient de survenir, d'ombres enveloppé,
Sort de la brume ainsi qu'un tigre sort de l'antre,
Et leur dit: - Creusez-en une troisième au centre.

 

 XVII. PIRE QUE JUDAS


Alors Judas sentit le poids des trente écus.
Par le mal qu'ils ont fait les hommes sont vaincus.
Il vint au temple et vit Caïphe sur la porte,
Et, lui montrant le sac, il dit: - Je le rapporte.
J'ai vendu l'innocent; reprends ton or. Malheur!
Caïphe! reprends tout. - Je serais un voleur.
Garde ton sac, va-t'en! répondit le grand-prêtre.
J'ai l'homme, et toi l'argent. Tout est comme il doit être.
Tu dois être content. - Non. Je suis réprouvé!
Dit Judas, et, jetant l'argent sur le pavé,
Il cria: - Je rends tout. Voilà toute la somme!
Et les prêtres riaient; et ce malheureux homme
S'en alla dans un lieu sinistre et se pendit.

Où? dans quel vil ravin? dans quel recoin maudit?
Comment ce criminel subit-il sa sentence?
De quel arbre effrayant fit-il une potence?
Est-ce à quelque vieux clou d'un mur qui pourrissait
Qu'il attacha le nœud vengeur? Nul ne le sait.
Cette corde à jamais flotte dans les ténèbres.

 

 XVIII. LE CHAMP DU POTIER


Oh! des champs sont fatals, des charniers sont célèbres,
Des plaines et des mers sont sanglantes, parfois
Des vallons ont la marque effroyable des rois
L'odeur des attentats, la trace des carnages;
Des crimes monstrueux, comme des personnages,
Ont traversé des bois ou des rochers, qu'on voit
Avec peur, en mettant sur ses lèvres son doigt,
Ascalon est hideux, Josaphat est austère,
Le lac Asphalte est noir; mais pas un lieu sur terre
Ne te passe en horreur, funèbre Haceldama!
Les vases qu'un potier de ta fange forma
Tremblent dans la lueur trouble des catacombes
Et blêmissent ainsi que des urnes de tombes;
Sans doute, dans l'endroit implacable et profond,
Ce sont ces vases-là que portent sur le front
Les spectres, quand ils vont puiser de l'ombre au gouffre.
Ton nom semble tragique et fait d'un mot qui souffre,
Haceldama! ce mot crie ainsi qu'un blessé.

Le sac de Judas fut des prêtres ramassé.

Or ils cherchaient un lieu de sépulture vile
Pour les gentils mourant par hasard dans la ville,
Afin que l'étranger restât toujours dehors,
Et ne fût pas chez lui, même étant chez les morts.
Ils choisirent l'enclos du potier solitaire.

Les trente écus dont fut payé ce coin de terre
Avaient déjà servi pour payer Jésus-Christ.

Et ce lieu depuis lors est nocturne.

Il fleurit.
Il verdoie, et l'aurore en s'éveillant le touche,
Rien ne peut dissiper sa nuit; il est farouche.
Il appartient au deuil, au silence, au regard
Fixe et terrifiant de l'infini hagard;
Une chauve-souris éternelle l'effleure;
Toujours quel que soit l'astre et quelle que soit l'heure,
L'oeil dans ce champ lugubre entrevoit à demi
L'épouvantable argent par Judas revomi;
On sent là remuer des linceuls invisibles,
Le sang pend goutte à goutte aux brins d'herbes terribles,
Des vols mystérieux de larves font du vent
Sur le front du songeur ténébreux et rêvant,
Et de vagues blancheurs frissonnent dans la brume
Hélas!

 

XIX. ECCE HOMO


C'était, le jour de Pâque, une coutume
Fort ancienne, où les juifs et Rome étaient d'accord,
Que le peuple, parmi les condamnés à mort,
Choisit un misérable auquel on faisait grâce.

Prés du palais, lieu sombre où la foule s'entasse,
Se pressait, comme autour des ruches les essaims,
Le peuple de la ville et des pays voisins
Qu'un licteur contenait du manche de sa hache.
Les paysans, menant par la corde leur vache,
Les femmes apportant au marché leurs paniers,
Devant le seuil, gardé par douze centeniers,
S'arrêtaient, éclairés par l'aurore vermeille.
La rumeur de la fête avait depuis la veille
Vers les quatre coteaux de Sion dirigé
Les habitants d'Aser et ceux de Bethphagé,
Ceux de Naim et ceux d'Émath; et sur la place
Chaque faubourg avait versé sa populace;
On y voyait aller et venir, sans bâton,
Gais, l'oeil joyeux, des gens qui jadis, disait-on,
Blêmes, et mendiant aux portes des boutiques,
Etaient aveugles, sourds, boiteux, paralytiques,
Et que l'homme appelé le Christ avait guéris.
C'était la même foule aux tumultueux cris
Qui, naguère, agitant au vent des branches vertes,
Et les âmes à Dieu toutes grandes ouvertes,
Battant des mains, chantant des cantiques, courait
Dans les chemins devant Jésus de Nazareth.
Plusieurs l'avaient béni comme un dieu qu'on écoute;
Et, pour avoir jeté leurs manteaux sur sa route,
Ils avaient de la terre encore à leurs habits.
Deux hastati de Rome, aux casques bien fourbis,
Se promenaient devant la porte du prétoire;
Et des marchandes d'eau vendaient au peuple à boire,
Et les petits enfants jouaient aux osselets.

Tout à coup apparut sur le seuil du palais
Christ couronné d'épine et vêtu d'écarlate;
Il avait un roseau dans la main; et Pilate,
Le leur montrant, leur dit: Voilà l'homme.

Le Christ
Se taisait, l'oeil au ciel.

Et Pilate reprit:
- C'est aujourd'hui qu'on laisse un misérable vivre.
Peuple, lequel des deux veux-tu que je délivre:
Barabbas, ou Jésus nommé Christ; - Barabbas;
Cria le peuple. Alors, au-dessous de leur pas,
Ils crurent tous entendre on ne sait quel tonnerre
Rouler… - C'était quelqu'un qui riait sous la terre.

Ainsi jugeaient les juifs sous l'oeil froid des romains.

Ponce Pilate songe et se lave les mains.

 

XX. LA MARCHE AU SUPPLICE


La première heure allait finir quand de la geôle
Jésus sortit, portant une croix sur l'épaule;
On avait délié les cordes du poignet;
Ayant été battu de verges, il saignait;
On le huait; la loi frappe, le peuple accable;
La croix, démesurée, écrasante, implacable,
Dont la cognée à peine avait taillé les nœuds,
Etait faite d'un bois féroce et vénéneux,
Et qui semblait avoir déjà commis des crimes.

La foule, allant, courant, mangeant les pains azymes,
Chantant, montrait les poings à Christ des deux côtés
De la route où marchaient ses pas ensanglantés;
Des vierges, reflétant l'aube sur leur visage,
L'insultaient, et battaient des mains sur son passage,
Et riaient des cailloux déchirant ses talons;
Et l'on voyait des tas de têtes d'enfants blonds
Aux portes des maisons, pour la fête fleuries.

Quelques disciples, fronts baissés, les trois Maries,
Sa mère, le suivaient de loin dans le trajet.

L'oeil sinistre de Jean dans les gouffres plongeait.
Le jour, blême, fuyait. L'attente était profonde.

Quatre anges se tenaient aux quatre coins du monde;
Ces anges arrêtaient au vol les quatre vents,
Pour qu'aucun vent ne pût souffler sur les vivants,
Ni troubler le sommet des montagnes de marbre,
Ni soulever un flot, ni remuer un arbre.

 

XXI. TÉNÈBRES


Barabbas stupéfait est libre.
Sous les plis
D'un brouillard monstrueux dont les cieux sont remplis,
La ville est un chaos de maisons et de rues.
Des geôliers tout à l'heure, en paroles bourrues
Racontant l'aventure entre eux confusément,
Ont ouvert son cachot, rompu son ferrement,
Puis ont dit: - Va; le peuple a fait grâce! - De sorte
Qu'il ne sait rien, sinon qu'on a poussé la porte,
Que le ciel est tout noir, que nul ne le poursuit,
Et qu'il peut s'envoler dans l'ombre, oiseau de nuit.
Ce choix qui fait mourir Jésus et le fait vivre,
Tout ce récit, lui semble un vin dont il est ivre;
Il erre dans la ville, il y rampe, il en sort,
Comme parfois on voit marcher quelqu'un qui dort.
Quelle route prend-il; La première venue.
Il avance, il hésite et cherche, et continue,
Et ne sait pas, devant l'obscure immensité;
Il a derrière lui les murs de la cité,
Mais il ne les voit pas; son front troublé s'incline;
Il ne s'aperçoit point qu'il monte une colline;
Monter, descendre, aller, venir, hier, aujourd'hui,
Qu'importe; il rôde, ayant comme un nuage en lui;
Il erre, il passe, avec de la brume éternelle
Et du songe et du gouffre au fond de sa prunelle.
Il se dit par moments: c'est moi qui marche. Oui.
Tout est si ténébreux qu'il est comme ébloui.

Le chemin qu'au hasard il suit, rampe et s'enfonce
Aux flancs d'un mont où croît à peine quelque ronce,
Et Barabbas pensif, gravissant le rocher,
Sans voir où vont ses pas laisse ses pieds marcher;
La vague horreur du lieu plaît à cette âme louve;
Or, tout en cheminant, de la sorte, il se trouve
Sur un espace sombre et qui semble un sommet;
Il s'arrête, puis tend les mains, et se remet
A rôder à travers la profondeur farouche.

Tout en marchant, il heurte un obstacle; il le touche;
- Quel est cet arbre; où donc suis-je; dit Barabbas.
Le long de l'arbre obscur il lève ses deux bras
Si longtemps enchaînés qu'il les dresse avec peine.
- Cet arbre est un poteau, dit-il. Il y promène
Ses doigts par la torture atroce estropiés;
Et tout à coup, hagard, pâle, il tâte des pieds.
Comme un hibou surpris rentre sous la feuillée,
Il retire sa main; elle est toute mouillée;
Ces pieds sont froids, un clou les traverse, et de sang
Et de fange et d'horreur tout le bois est glissant;
Barabbas éperdu recule; son oeil s'ouvre
Epouvanté, dans l'ombre épaisse qui le couvre,
Et, par degrés, un blême et noir linéament
S'ébauche à son regard sous l'obscur firmament;
C'est une croix.

En bas on voit un vase où plonge
Une touffe d'hysope entourant une éponge;
Et, sur l'affreux poteau, nu, sanglant, les yeux morts,
Le front penché, les bras portant le poids du corps,
Ceint de cordes de chanvre autour des reins nouées,
Le flanc percé, les pieds cloués, les mains clouées,
Meurtri, ployé, pendant, rompu, défiguré,
Un cadavre apparaît, blanc, et comme éclairé
De la lividité sépulcrale du rêve;
Et cette croix au fond du silence s'élève.

Barabbas, comme un homme en sursaut réveillé,
Tressaillit. C'était bien un gibet, froid, souillé,
Effroyable, fixé par des coins dans le sable.
Il regarda. L'horreur était inexprimable;
Le ciel était dissous dans une âcre vapeur
Où l'on ne sentait rien sinon qu'on avait peur;
Partout la cécité, la stupeur, une fuite
De la vie, éclipsée, effrayée, ou détruite;
Linceul sur Josaphat, suaire sur Sion;
L'ombre immense avait l'air d'une accusation;
Le monde était couvert d'une nuit infamante;
C'était l'accablement plus noir que la tourmente;
Pas une flamme, pas un souffle, pas un bruit.
Pour l'oeil de l'âme, avec ces lettres de la nuit
Qui rendent la pensée insondable lisible,
Une main écrivait au fond de l'invisible:
Responsabilité de l'homme devant Dieu.
Le silence, l'espace obscur, l'heure, le lieu,
Le roc, le sang, la croix, les clous, semblaient des juges;
Et Barabbas, devant cette ombre sans refuges
Frémit comme devant la face de la loi,
Et, regardant le ciel, lui dit: ce n'est pas moi;

Puis, fantôme lui-même en cette nuit stagnante,
Larve tout effarée et toute frissonnante,
Pâle, il se rapprocha lentement du gibet;
Et, tout en y marchant, craintif, il se courbait,
Plus chancelant qu'un mât sur la vague mouvante,
Fauve, et comme attiré, malgré son épouvante,
Par l'espèce de jour qui sortait de ce mort.
Spectre, il montait, avec une sorte d'effort,
Vers l'autre spectre, vague ainsi qu'un crépuscule;
Et cet homme avançait de l'air dont on recule,
Inquiet, hérissé, comme agité du vent,
Et prêt à fuir après chaque pas en avant.
Jésus mort répandait un rayonnement blême:
La mort comme n'osant s'achever elle-même,
Laissait flotter, au trou morne et sanglant des yeux,
Le reste d'un regard tendre et mystérieux;
Son front triste semblait s'éclairer à mesure
Que cet homme approchait d'une marche mal sûre;
Quand Barabbas fut près, la prunelle brilla.
Si quelque ange, venu des cieux, eût été là,
Il eût cru voir ramper dans l'horreur d'une tombe
Un serpent fasciné par l'oeil d'une colombe.

Et le bandit, courbé sous l'épaississement
De la brume croissant de moment en moment,
Contemplait, et la terre avait l'air orpheline;
L'ombre songeait.

Alors, sur cette âpre colline,
Et sous les vastes cieux désolés et ternis,
Comme si le frisson des pensers infinis
Tombait de cette croix ouvrant ses bras funèbres,
On ne sait quel esprit entra dans les ténèbres
De cet homme, et le fit devenir effrayant.
Un feu profond jaillit de son oeil foudroyant;
L'âme immense d'Adam, couché sous le Calvaire,
Sembla soudain monter dans ce voleur sévère,
Il éleva la voix tout à coup, du côté
Où les monts s'enfonçaient dans plus d'obscurité,
Cachant Jérusalem sous le brouillard perdue,
Et pendant qu'il parlait, jetant dans l'étendue,
L'anathème, les cris, les plaintes, les affronts,
Quelque chose qu'on vit plus tard sur d'autres fronts,
Une langue de flamme, au-dessus de sa tête
Brillait et volait, comme en un vent de tempête;
Et Barabbas debout, transfiguré, tremblant,
Terrible, cria:

- Peuple, affreux peuple sanglant,
Qu'as-tu fait; Ô Caïn, Dathan, Nemrod, vous autres,
Quel est ce crime-ci qui passe tous les nôtres;
Voilà donc ce qu'on fait des justes ici-bas;
Populace! à ses pieds jadis tu te courbas,
Tu courais l'adorer sur les places publiques,
Tu voyais sur son dos deux ailes angéliques,
Il était ton berger, ton guide, ton soutien.
Dès qu'un homme paraît pour te faire du bien,
Peuple, et pour t'apporter quelque divin message,
Pour te faire meilleur, plus fort, plus doux, plus sage,
Pour t'ouvrir le ciel sombre, espérance des morts,
Tu le suis d'abord, puis, tout à coup, tu le mords,
Tu le railles, le hais, l'insultes, le dénigres;
O troupeau de moutons d'où sort un tas de tigres;
Quel prix pour tant de saints et sublimes combats;
Celui-ci, c'est Jésus; ceci, c'est Barabbas.
L'archange est mort, et moi, l'assassin, je suis libre;
Ils ont mis l'astre avec la fange en équilibre,
Et du côté hideux leur balance a penché.
Quoi; d'une part le ciel, de l'autre le péché;
Ici, l'amour, la paix, le pardon, la prière,
La foudre évanouie et dissoute en lumière,
Les malades guéris, les morts ressuscités,
Un être tout couvert de vie et de clartés;
Là, le tueur, sous qui l'épouvante se creuse,
Tous les vices, le vol, l'ombre, une âme lépreuse,
Un brigand, d'attentats sans nombre hérissé… -
Oh; si c'était à moi qu'on se fût adressé,
Si, quand j'avais le cou scellé dans la muraille,
Pilate était venu me trouver sur ma paille,
S'il m'avait dit: «Voyons, on te laisse le choix,
C'est une fête, il faut mettre quelqu'un en croix,
Ou Christ de Galilée, ou toi la bête fauve;
Réponds, bandit, lequel des deux veux-tu qu'on sauve;»
J'aurais tendu mes poings et j'aurais dit: clouez;
Cieux; les rois sont bénis, les prêtres sont loués,
Le vêtement de gloire est sur l'âme de cendre;
Un gouffre était béant, l'homme vient d'y descendre;
Un crime restait vierge, il vient de l'épouser;
Oh; Caïn maintenant tue avec un baiser;
C'est fini; le dragon règne, le mal se fonde,
On ne chantera plus dans la forêt profonde,
Les hommes n'auront plus d'aurore dans leur cœur,
L'amour est mort, le deuil lamentable est vainqueur,
La dernière lueur s'éteint dans la nature;
Eux-mêmes ont de leur main fait cette fermeture
De la pierre effroyable et sourde du tombeau;
Puisque le vrai, le pur, le saint, le bon, le beau,
Est là sur ce poteau, tout est dit, rien n'existe.
L'homme est dorénavant abominable et triste,
Cette croix va couvrir d'échafauds les sommets;
Ce monde est de la proie; il aura désormais
L'obscurité pour loi, pour juge l'ignorance;
Vaincre sera pour lui la seule différence;
La mise en liberté des monstres lui convient;
Cette bête, la Nuit scélérate, le tient.
Le mal ne serait pas s'il n'avait pas une âme;
Cette chaîne d'horreur qui, dans ce monde infâme,
Commencée à César, s'achève à Barabbas,
Dépasse l'homme et va dans l'ombre encor plus bas;
Et, comme le serpent s'enfle sous la broussaille,
Je sens un être affreux qui sous terre tressaille.
Sois content, toi, là-bas, sous nos pieds; J'aperçois
Au fond de cette brume et devant cette croix
Ton grincement de dents, ce rire des ténèbres.
Et toi, vil monde, à race humaine, qui célèbres
Les rites de l'enfer sur des autels d'effroi,
Tremble en tes profondeurs; j'entends autour de toi
La réclamation des gueules de l'abîme.
Je demande à genoux pardon à ta victime;
Genre humain, ta noirceur en est là maintenant
Que le gibet saisit l'apôtre rayonnant,
Que sous le poids de l'ombre abjecte, l'aube expire,
Et que lui, le meilleur, périt sous moi, le pire;
Oh; je baise sa croix et ses pieds refroidis,
Et, monstrueusement sauvé par toi, je dis:
Malheur sur toi!

Malheur, monde impur, lâche et rude;
Monde où je n'ai de bon que mon ingratitude,
Sois maudit par celui que tu viens d'épargner;
Puisse à jamais ce Christ sur ta tête saigner;
Qu'un déluge d'opprobre et de deuil t'engloutisse,
Homme, plus prompt à choir du haut de la justice
Que l'éclair à tomber du haut du firmament;
Sois maudit dans ces clous, dans ce gibet fumant,
Dans ce fiel! sois maudit dans ma chaîne brisée;
Sois damné, monde à qui le sang sert de rosée,
Pour m'avoir délivré, pour l'avoir rejeté,
Monde affreux qui fais grâce avec férocité,
Toi dont l'aveuglement crucifie et lapide,
Toi qui n'hésites pas sur l'abîme, et, stupide,
N'as pas même senti frissonner un cheveu
Dans ce choix formidable entre Satan et Dieu.

3. III. LE CRUCIFIX


Depuis ce jour, pareille au damné qui rend compte,
La morne humanité, sur qui pèse la honte
Des justes condamnés et des méchants absous,
Est comme renversée en arrière au-dessous
D'une vision triste, éternelle et terrible.
Un Calvaire apparaît dans la nuée horrible
Que tout le genre humain regarde fixement;
Une lividité de crâne et d'ossement
Couvre ce mont difforme où monte un homme pâle;
L'homme porte une croix, et l'on entend son râle,
Ses pieds dans les cailloux saignent, ses yeux noyés
Pleurent, pleins de crachats qu'on n'a pas essuyés,
Le sang colle et noircit ses cheveux sur sa tempe;
Et l'homme, que la croix accable, tombe, rampe,
Se traîne, et sur ses mains retombe, et par moment
Ne peut plus que lever son front lugubrement.

Et l'oeil du genre humain frémissant continue
De regarder monter cet homme dans la nue.

Une tourbe le suit; il arrive au plateau;
D'infâmes poings crispés arrachent son manteau;
Cris féroces; va donc! pas de miséricorde;
Il va, montrant son dos rouge de coups de corde,
Hué par l'aboiement et mordu par les crocs
D'on ne sait quel vil peuple, envieux des bourreaux;
Au milieu des affronts il est comme une cible.
On étend l'homme, nu comme un Adam terrible,
Sur le gibet qu'il a traîné dans le chemin;
On enfonce des clous dans ses mains; chaque main
Jette un long flot de sang à celui qui la cloue,
Et le bourreau blasphème en essuyant sa joue;
La foule rit. On cloue après les mains, les pieds;
Le marteau maladroit meurtrit ses doigts broyés;
On appuie à son front la couronne d'épines;
Puis, entre deux bandits expiant leurs rapines,
On élève la croix en jurant, en frappant,
En secouant le corps qui se disloque et pend;
Le sang le long du bois en ruisseaux rouges coule;
Et la mère est en bas qui gémit; et la foule
Rit : - Voyons, dieu Jésus, descends de cette croix; -
Une éponge de fiel se dresse. - As-tu soif? bois; -
Le peuple horrible a l'air du loup dans le repaire;
Et le grand patient dit : - Pardonnez-leur, Père,
Car ces infortunés ne savent ce qu'ils font.

Et voici que la terre avec le ciel se fond.
Nuit! ô nuit; tout frémit, même le prêtre louche.
Et soudain, à ce cri qui sort de cette bouche :
- Elohim; Elohim; lamma sabacthani! -
On voit un tremblement au fond de l'infini,
Et comme un blême éclair qui tressaille et qui sombre
Dans l'immobilité formidable de l'ombre.


Et pendant que les cœurs, les mains jointes, les yeux,
Sont éperdus devant ce gibet monstrueux,
Pendant que, sous la brume épouvantable où tremble
Ce crime qui contient tous les crimes ensemble,
Brume où Judas recule, où chancelle la croix,
Où le centurion s'étonne et dit : je crois;
Pendant que, sous le poids de l'action maudite,
Sous Dieu saignant, l'effroi du genre humain médite,
Des voix parlent, on voit des songeurs bégayants,
La pitié se déchire en récits effrayants.
La tradition, fable errante qu'on recueille,
Entrecoupée ainsi que le vent dans la feuille,
Apparaît, disparaît, revient, s'évanouit,
Et, tournoyant sur l'homme en cette étrange nuit,
La légende sinistre, éparse dans les bouches,
Passe, et dans le ciel noir vole en haillons farouches;
Si bien que cette foule humaine a la stupeur
Du fait toujours présent là-haut dans la vapeur,
Vrai, réel, et pourtant traversé par des rêves.

… … … … … … … … … … … … … … … … .
« Comme il montait, suant et piqué par les glaives,
« Une femme eut pitié, le voyant prêt à choir,
« Et l'essuya, posant sur son iront un mouchoir;
« Or, quand elle rentra chez elle, cette femme
« Vit sur le mouchoir sombre une face de flamme. »

 … … … … … … … … … … … … … … … … .
« Comme il continuait de monter, tout en sang,
« Il s'arrêta, livide, épuisé, fléchissant
« Sous la croix exécrée et l'infâme anathème,
« Un homme lui cria : marche; - Marche toi-même,
« Dit Jésus-Christ. Et l'homme est errant à jamais. »

 … … … … … … … … … … … … … … … … .
« Un des voleurs lui dit : - Faux dieu; tu blasphémais!
« Es-tu dieu; Sauve-nous et sauve-toi toi-même;
« L'autre voleur cria : - Jésus; je crois! je t'aime!
« Souviens-toi qu'un mourant s'est à toi confié!
« Alors, levant ses yeux vers ce crucifié,
« Jésus agonisant parvint à lui sourire :
« - Homme, pour avoir dit ce que tu viens de dire,
« O voleur sur la croix misérable expirant,
« Tu vas entrer aux cieux, et tu seras plus grand
« Qu'un empereur portant la couronne et le globe. »

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« Ils se sont partagé le manteau, mais la robe
« N'ayant pas de couture, ils l'ont jouée aux dés. »

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« De six à neuf, les monts furent d'ombre inondés;
« Toute la terre fut couverte de ténèbres;
« Comme si quelque main eût ployé ses vertèbres,
« Il baissa tout à coup la tête, et dans ses yeux
« Lugubres apparut la profondeur des cieux;
« Et, poussant un grand cri, Jésus expira. L'ombre
« Monta, fumée infâme, aux étoiles sans nombre;
« Dans le temple, les bœufs d'airain firent un pas,
« Le voile se fendit en deux du haut en bas.
« Hors des murs, il se fit un gouffre où se dressèrent
« D'affreux êtres sur qui les rochers se resserrent
« Et que la vaste fange inconnue enfouit;
« Et tout devint si noir que tout s'évanouit;
« Les sépulcres, s'ouvrant subitement, restèrent
« Béants, montrant leur cave où les taupes déterrent
« Les squelettes couchés dans des draps en lambeaux;
« Des morts pâles, étant sortis de leurs tombeaux,
« Furent vus par plusieurs personnes dans la ville. »

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Ainsi sur ce troupeau frémissant, immobile,
Lugubre et stupéfait, qu'on nomme Humanité,
Tombent, du fond de l'ombre et de l'éternité,
On ne sait quels lambeaux de chimère et d'histoire
Et de songe, où l'enfer mêle sa lueur noire.
Et l'on a peur du ciel qui saigne à l'orient.
Et l'ouragan est plein de spectres s'écriant :
O nations; le meurtre éternel se consomme;
Et, parmi tous les mots que peut prononcer l'homme
Pas un, si frissonnant qu'il fût, ne suffirait
A peindre cette horreur de tombe et de forêt,
Le sourd chuchotement des quatre évangélistes,
Et l'agitation des grandes ailes tristes
Qu'en ce gouffre de deuil et de rébellion
Dressent l'aigle, le bœuf, l'archange et le lion.


Dix-huit cents ans ont pu s'écouler sans que l'homme,
Autour duquel mouraient Byzance, Athène et Rome,
Et passait Charlemagne et montait Mahomet,
Ait quitté du regard cette croix, ce sommet,
Cette blancheur sanglante, et ces lueurs divines
Sous l'entrelacement monstrueux des épines;
Et sans qu'il ait cessé d'entendre un seul moment
L'immense cri jeté dans le noir firmament,
Et lisible à jamais sur ce sombre registre,
Et le déchirement du grand voile sinistre,
Et dans l'obscurité consciente, au-dessus
De ce gibet où pend l'être appelé Jésus,
Au-dessus des songeurs étudiant les bibles,
Le sanglot effrayant des bouches invisibles.


Quand donc pourra-t-on dire : Hommes, le mal n'est plus;
Quand verra-t-on finir le flux et le reflux;

O nuit! ce qui sortit de Jésus, c'est Caïphe.


Le tigre, ayant encor de ce sang à la griffe,
Remonta sur l'autel et dit : je suis l'agneau.
Christ, ce libérateur, ne brisa qu'un anneau
De la chaîne du mal, du meurtre et de la guerre;
Lui mort, son dogme, hélas! servit à la refaire;
La tiare s'accrut de son gibet. Jésus,
Dans les cieux au-delà du sépulcre aperçus,
S'en alla, comme Abel, comme Job, comme Elie;
Quand il eut disparu, l'œuvre étant accomplie,
En même temps qu'au loin se répandait sa loi :
« - Vivez! aimez; marchez! délivrez! ayez foi! - »
Le serpent relevait son front dans les décombres,
Et l'on vit, ô frisson! ô deuil! des prêtres sombres
Aiguiser des poignards à ses préceptes saints,
Et de l'assassiné naître des assassins!
Ghisleri, Borgia, Caraffa, Dominique!… -
Faites donc que jamais l'homme ne soit inique,
Et que jamais le prêtre, impie et solennel,
N'emploie à quelque usage infâme l'Eternel!


La flagellation du Christ n'est pas finie.
Tout ce qu'il a souffert dans sa lente agonie,
Au mont des oliviers et dans les carrefours,
Sous la croix, sur la croix, il le souffre toujours.
Après le Golgotha, Jésus, ouvrant son aile,
A beau s'être envolé dans l'étoile éternelle;
il a beau resplendir, superbe et gracieux,
Dans la sérénité magnifique des cieux,
Dans la gloire, parmi les archanges solaires,
Au-dessus des douleurs, au-dessus des colères,
Au-dessus du nuage âpre et confus des jours;
Chaque fois que sur terre et dans nos temples sourds
Et dans nos vils palais, des docteurs et des scribes
Versent sur l'innocent leurs lâches diatribes,
Chaque fois que celui qui doit enseigner, ment,
Chaque fois que d'un traître il jaillit un serment,
Chaque fois que le juge, après une prière,
Jette au peuple ce mot : Justice! et, par-derrière,
Tend une main hideuse à l'or mystérieux,
Chaque fois que le prêtre, époussetant ses dieux,
Chante au crime Hosanna, bat des mains aux désastres,
Et dit : gloire à César! Là-haut, parmi les astres,
Dans l'azur qu'aucun souffle orageux ne corrompt,
Christ frémissant essuie un crachat sur son front.


- Torquemada, j'entends le bruit de ta cognée.
Tes bras sorti nus, ta face est de sueur baignée;
À quoi travailles-tu seul dans ton noir sentier; -
Torquemada répond : - Je suis le charpentier.
Et j'ai la hache au poing dans ce monde où nous sommes.
- Qu'est-ce donc que tu fais; - Un bûcher pour les hommes
- Avec quel bois; - Avec la croix de Jésus-Christ.


Après avoir courbé sous la loi qui flétrit
Et sous la loi qui tue, hélas! cet être auguste,
Après avoir cloué sur le gibet ce juste
D'où ruisselle le sang et d'où le pardon sort,
Devant l'obscurité des sentences de mort,
Devant l'affreux pouvoir d'ôter la vie, et d'être
Celui qui fait mourir, mais qui ne fait pas naître,
Devant le tribunal, devant le cabanon,
Devant le glaive, l'homme a-t-il reculé? non.
Sous cette croix que charge une horreur inconnue,
Ce qu'on nomme ici-bas Justice, continue.
Ce spectre aveugle et sourd, dont l'ombre est le manteau,
A peine se souvient d'avoir à ce poteau
Attaché cette immense innocence étoilée.

En présence du bien, du mal, dans la mêlée
Des fautes, des erreurs, où le juste périt,
Pas un juge n'a peur de ce mot : Jésus-Christ!
Le Calvaire n'a point découragé la Grève;
Montfaucon à côté du Golgotha s'élève;
Et le Messie a pu mourir sans éclairer.
L'homme n'a pas cessé de se dénaturer
Dans le tragique orgueil de condamner son frère.
L'ouverture hideuse, infâme, téméraire,
Du sépulcre au milieu des lois, c'est là le port;
Et le noir genre humain s'abrite dans la mort.

Tristes juges! ô deuil! quoi! pas un ne s'arrête!
Le grand spectre qui porte au-dessus de sa tête
L'écriteau ténébreux et flamboyant : INRI,
Pâle, éploré, sanglant, fouetté, percé, meurtri,
Pend devant eux au bois de la croix douloureuse,
Tandis que chaque mot prononcé par eux, creuse
Une fosse dans l'ombre et dresse un échafaud :
A mort cet homme! à mort cette femme! il le faut!
A mort le fils du peuple! à mort l'enfant du chaume!
- Vous ne voyez donc pas mes clous! dit le fantôme.


Et que de justes morts! Que de bons condamnés!
Que de saints, d'un arrêt infâme couronnés!
O martyre! escalade horrible du supplice!
Le meurtre fier, sacré, public; la loi complice!
Flots du sang innocent! Si, sur quelque sommet,
L'homme des anciens jours, Jacob se rendormait,
il reverrait encore une ascension d'anges,
Pensifs, purs, tout baignés de lumières étranges,
Montant l'un après l'autre, ayant de l'orient
Et de l'immensité sur leur front souriant,
Ceux-ci levant leurs mains, ceux-là dressant leur aile,
Calmes, éblouissants, sereins, et cette échelle,
Sœur de celle que l'ombre à ses yeux dérobait,
Hélas, n'aboutit pas au ciel, mais au gibet.


Oh! puisque c'est ainsi que les choses sont faites,
Puisque toujours la terre égorge ses prophètes,
Qu'est-ce qu'on doit penser et croire, ô vastes cieux!
Contre la vérité le prêtre est factieux;
Tous les cultes, soufflant l'enfer de leurs narines,
Mâchent des ossements mêlés à leurs doctrines;
Tous se sont proclamés vrais sous peine de mort;
Pas un autel sur terre, hélas, n'est sans remord.
Les faux dieux ont partout laissé leur cicatrice
A la nature, sainte et suprême matrice;
Partout l'homme est méchant, cœur vil sous un oeil fier,
Et mérite la chute immense de l'éclair;
Toute divinité dans ses mains dégénère
En idole, et devient digne aussi du tonnerre.
Qui donc a tort; qui donc a raison; que penser;
Dieu semble chaque jour plus avant s'enfoncer
Dans la profondeur sourde et fatale du vide;
Le Zend est ténébreux; le Talmud est livide;
Nul ne sait ce qu'un temple, et le dieu qu'on y sent,
Aime mieux voir fumer, de l'encens, ou du sang;
Toute église a le meurtre infiltré dans ses dalles;
Les chaires font en bas d'inutiles scandales,
Les foudres font en haut d'inutiles éclairs;
Ce qu'on doit faire avec ce qu'on doit croire, hélas!
Presque toujours conteste et rarement s'accorde.
L'abîme profond s'ouvre; un dogme est une corde
Qui pend dans l'ombre énorme et se perd dans le puits.


Ainsi mourut Jésus; et les peuples depuis,
Atterrés, ont senti que l'inconnu lui-même
Leur était apparu dans cet Homme Suprême,
Et que son évangile était pareil au ciel.
Le Golgotha, funeste et pestilentiel,
Leur semble la tumeur difforme de l'abîme;
Fauve, il se dresse au fond mystérieux du crime;
Et le plus blême éclair du gouffre est sur ce lieu
Où la religion, sinistre, tua Dieu.

Chapitre 6 Livre troisième : La Prison (DÉNOUEMENT)

I

LES SQUELETTES

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La tour est âpre et noire, et, du haut jusqu'en bas,
Elle est un instrument de supplice; un étage
Fait agoniser moins ou souffrir davantage;
Changer de cabanon, c'est changer de tourment;
Le captif, dans la cave, expire lentement;
Sous le toit, dans un trou qu'on nomme la calotte,
Il étouffe en juillet, en décembre il grelotte;
Sous plus ou moins d'horreur l'homme se sent plier
À mesure qu'il monte ou descends l'escalier;
Nulle part le repos, l'air frais, la clarté pure.
Chaque chambre a la forme utile à la torture;
Ici l'on gèle; ici l'on brûle; ici l'on meurt.

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Dans ce lieu morne,
La minute est bourreau, l'heure est épouvantail.

Une horloge apparaît. Au-dessus du portail.
Autour du cadran triste, une chaîne est sculptée,
Cercle affreux, chaîne énorme à lier Prométhée;
Elle entoure le temps, et, monstrueuse à voir,
Saisit par ses deux bouts, au bas du fronton noir,
Une statue étrange et morne, prisonnière
Qui grince et fait effort pour sortir de la pierre;
La statue a deux fronts, l'un jeune et l'autre vieux;
Sur le cadran, rouillé par l'hiver pluvieux,
L'aiguille, résumant dans une heure une vie,
Par la chaîne toujours à tous ses pas suivie,
Part du jeune homme et vient aboutir au vieillard.
Lugubre, elle paraît marcher sous un brouillard;
On croit voir l'affreux doigt de la bastille sombre
Montrant ce qu'elle fait du prisonnier dans l'ombre,
Et disant - C'est ici que les pas sont tremblants,
Et que les cheveux noirs deviennent cheveux blancs.


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Effroyable prison qui n'a point de mémoire!
La geôle, au dehors noire est aveugle au dedans;
Elle prend! sans les voir, des hommes dans ses dents
Et, sans s'informer d'eux, les mâche et les dévore.

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En entrant dans ces murs terribles, où, pour eux,
Les heures maintenant, hélas, seront si lentes,
Les captifs sont inscrits sur des feuilles volantes;
Pas de livre d'écrou. Tout est fait de façon
Que rien ne laisse trace en cette âpre prison,
Et que le nom s'y perde en même temps que l'homme.
Quel est ce prisonnier, et comment on le nomme,
Après dix ou vingt ans, personne ne le sait;
Pas même lui. La dalle ignore ce que c'est,
Le carcan le saisit au cou sans le connaître,
Et le ver, qui déjà goûte à sa chair peut-être,
Ne peut dire son nom à la taupe qui fuit.
Hier, aujourd'hui, demain, ne font qu'un. Plus un bruit.
L'homme, qui maintenant va mourir goutte à goutte,
Une fois qu'il a mit le pied sous cette voûte,
Sent au-dessus de lui son propre effacement.
Sa vie est à jamais mêlée a ce ciment.
Le fil qui nous rattache au monde dont nous sommes,
Et lie à travers l'ombre un homme aux autres hommes,
Se brise ici.