Peu m’importe quelle femme épousera Joe ; laissons-le suivre ses goûts. »

Les deux interlocuteurs se turent ; à la place de leur voix on n’entendit plus qu’une musique nasale, fort agréable sans doute, mais peu romantique, et, sans les cloches qui sonnaient les heures et le gardien de nuit qui les annonçait, le plus profond silence eût régné dans la maison de John Sedley de Russell-Square.

Quand le matin fut arrivé, la bonne mistress Sedley ne songea plus à exécuter ses projets contre miss Sharp ; car, bien qu’il n’y ait rien au monde de plus douloureux, de plus commun ni de plus excusable que la jalousie maternelle, cependant elle ne pouvait se persuader que cette petite gouvernante si humble, si reconnaissante, si prévenante, osât jeter ses vues sur un personnage aussi considérable que le receveur de Boggley-Wollah. De plus, on avait déjà expédié la demande en prolongation de séjour pour la jeune fille, et il eût été difficile de trouver un prétexte pour la renvoyer si soudainement.

Tout, jusqu’aux éléments, semblait conspirer en faveur de l’aimable Rebecca, bien qu’ils parussent d’abord se déclarer contre elle. Le soir marqué pour la partie du Vauxhall, George Osborne étant venu dîner chez les Sedley, tandis que le père et la mère se rendaient à leur invitation chez l’alderman Balls, à Highbury-Burn, il survint un orage accompagné de tonnerre, comme il en éclate tout exprès lorsqu’on doit aller au Vauxhall, et la bande joyeuse fut obligée de rester à la maison. M. Osborne n’eut pas le moins du monde l’air fâché de ce contre-temps. Lui et Joseph Sedley burent en tête-à-tête, dans la salle à manger, une honnête quantité de vin de Porto ; et, le verre à la main, Sedley raconta une foule de ses meilleures histoires de l’Inde. Il était très-communicatif en compagnie d’autres hommes. Miss Amélia Sedley fit ensuite les honneurs du salon, et les quatre jeunes gens passèrent ensemble une soirée si agréable, qu’ils se déclarèrent fort satisfaits du coup de tonnerre qui les avait forcés de remettre leur visite au Vauxhall.

Osborne était le filleul de Sedley, et comptait à ce titre dans la famille depuis à peu près vingt-trois ans. À six semaines, il avait reçu de John Sedley une timbale d’argent ; à six mois, un hochet en corail avec sifflet et sonnettes d’or ; et depuis lors, à la Noël, il avait régulièrement touché ses étrennes du père Sedley. Il se rappelait parfaitement qu’au retour de l’école il avait été rossé plus d’une fois par Joseph Sedley lorsque celui-ci était un gros luron et que George était encore un enragé gamin de dix ans. Aussi, ses rapports avec elle étaient-ils aussi familiers que pouvaient les rendre de vieilles relations et un échange continuel de bons procédés.

« Vous rappelez-vous, Sedley, votre fureur lorsque je coupai les glands de vos bottes à la hongroise, et comment miss… je veux dire Amélia, m’épargna une rossée en se jetant à genoux et en suppliant son frère Joe de ne point battre son petit George ? »

Joe se rappelait parfaitement bien cette circonstance remarquable, mais il déclara qu’il l’avait oubliée.

« Eh bien ! vous rappelez-vous d’être venu me voir dans un cabriolet chez le docteur Swishtail avant de partir pour l’Inde, et de m’avoir donné une demi-guinée et une tape sur la joue ? Je m’étais mis dans la tête que vous deviez avoir au moins sept pieds de haut, et je fus tout étonné, à votre retour de l’Inde, de ne pas vous trouver plus grand que moi.

– Quel bon cœur que ce M. Sedley d’aller vous voir à la pension et de vous donner de l’argent ! dit Rebecca avec un accent marqué d’approbation.

– Surtout lorsque je lui avais coupé les glands de ses bottes. On n’oublie jamais les présents reçus à la pension ni ceux qui les font.

– J’aime beaucoup les bottes hongroises, » dit Rebecca.

Joe Sedley, qui admirait singulièrement ses jambes et portait toujours cette prétentieuse chaussure, fut fort satisfait de cette remarque, ce qui ne l’empêcha pas pendant qu’on la faisait de cacher bien vite ses jambes sous sa chaise.

« Miss Sharp, dit George Osborne, vous qui avez un si beau talent d’artiste, vous devriez faire un tableau historique de la scène des bottes. On verrait Sedley secouant d’une main une de ses bottes outragées, et de l’autre s’en prenant au jabot de ma chemise. Amélia serait à genoux auprès de lui tendant ses petites mains, et on chercherait pour ce tableau un titre allégorique, comme à tous les frontispices des abécédaires.

– Je n’ai pas le temps de le faire ici, dit Rebecca ; je le ferai quand je serai partie. »

Et en même temps elle baissa la voix et laissa échapper un regard si triste et si douloureux, que chacun sentit combien son sort était cruel et combien on aurait de chagrin à se séparer d’elle.

« Que je voudrais vous voir rester plus longtemps, ma chère Rebecca ! dit Amélia.

– Pourquoi ? répondit-elle avec un accent plus triste encore. Puissé-je être la seule à ressentir toute la peine, tout le chagrin de cette séparation ! »

Amélia commença à donner un libre cours à son infirmité naturelle, à cette abondance de larmes qui, comme nous l’avons dit, était le seul défaut de cette naïve créature.

George Osborne regarda les deux jeunes femmes avec une émotion mêlée de curiosité. Du fond de sa large poitrine, Joseph Sedley laissa échapper quelque chose qui ressemblait à un soupir et en même temps il jeta les yeux sur ses chères bottes à la hongroise.

« Faisons de la musique, miss Sedley… Amélia, » dit George, qui éprouvait à ce moment un entraînement extraordinaire et presque irrésistible à prendre dans ses bras la jeune fille et à la couvrir de baisers devant toute la compagnie ; et miss Sedley lui jetait aussi un coup d’œil rapide.

Il ne serait peut-être pas vrai de dire que ce fut alors seulement qu’ils ressentirent de l’amour l’un pour l’autre, car ces deux enfants avaient été élevés par leurs parents avec la pensée d’un mariage à venir, et depuis plus de dix ans il y avait entre les deux familles comme une espèce de convention à ce sujet. On se dirigea vers le piano, placé, comme tous les pianos, dans le salon de derrière, et, comme il faisait presque sombre, miss Amélia donna tout naturellement la main à M. Osborne, qui, beaucoup mieux qu’elle, pouvait distinguer la route à travers les chaises et les canapés. Cet arrangement laissa M. Joseph Sedley en tête-à-tête avec Rebecca à la table de l’autre salon, où celle-ci achevait une bourse de soie verte.

« Il n’y a pas besoin de demander les secrets de la famille, dit miss Sharp, ils viennent de nous dire les leurs.

– Aussitôt qu’il aura sa compagnie, dit Joseph, je crois que ce sera une affaire réglée. George Osborne est le meilleur garçon de la terre.

– Et votre sœur est la plus aimable créature qui soit au monde, ajouta Rebecca ; heureux celui qui l’aura pour femme ! »

Et Rebecca poussa un grand soupir.

Lorsque deux jeunes gens non mariés traitent dans le tête-à-tête des sujets aussi délicats, c’est la preuve qu’une grande confiance et une grande intimité règnent entre eux. Il est inutile de faire un récit bien détaillé de la conversation qui s’engagea entre M. Sedley et la jeune fille ; car, d’après le spécimen que nous venons d’en donner, elle n’avait rien de bien saillant pour l’esprit et l’éloquence, deux choses assez rares dans les sociétés intimes et même partout ailleurs, si ce n’est dans certains romans qui ont la prétention d’en mettre partout. Comme on faisait de la musique dans la chambre à côté, Joseph et Rebecca furent conduits tout naturellement à parler à voix basse ; et cependant le couple qui se trouvait dans la pièce voisine n’eût pas été dérangé par leur conversation, quelque haute qu’elle pût être, tant il était occupé de ses propres affaires.

C’était peut-être la première fois de sa vie que M. Sedley parlait sans la moindre hésitation, la moindre timidité, à une personne de l’autre sexe. Miss Rebecca lui adressa un grand nombre de questions sur l’Inde, ce qui lui donna l’occasion de raconter plusieurs anecdotes intéressantes sur ce pays et sur lui-même. Il dépeignit les bals du palais du gouverneur, les moyens de se tenir au frais sous ce climat brûlant, les nattes, les éventails et les autres ressources. C’étaient tantôt des sorties railleuses contre tous ces Écossais que lord Minto, le gouverneur général, avait pris sous sa protection, tantôt la description d’une chasse au tigre, et comment le cornac de son éléphant avait été arraché de son siége par un de ces animaux furieux. Rebecca prenait plaisir aux bals du gouverneur, riait des histoires des aides de camp écossais, en appelant M. Sedley mauvaise langue, puis elle tremblait de crainte à l’histoire de l’éléphant.

« Par affection pour votre mère, mon cher Sedley, disait-elle, par affection pour vos amis, promettez-moi de ne plus jamais aller à ces terribles expéditions.

– Peuh ! peuh ! miss Sharp, dit-il en redressant les pointes de son col, c’est le danger seul qui rend ce délassement plus agréable. »

Il n’avait été qu’une fois à la chasse au tigre, le jour de l’accident en question, et on l’avait ramené à moitié mort, non des morsures du tigre, mais de l’effroi qu’il avait ressenti. À mesure qu’il parlait, son courage grandissait ; enfin il poussa l’audace jusqu’à demander à Rebecca pour qui était cette bourse de soie verte, et il se sentit tout surpris et tout charmé de la manière gracieuse dont il s’y prenait.

« C’est pour quelqu’un qui en a besoin, » dit Rebecca, lui décochant son regard le plus séducteur.

Sedley se préparait à lui adresser un discours plein d’éloquence :

« Ô miss Sharp, comment… »

Une romance exécutée dans l’autre pièce venait de finir, ce qui lui permit de s’entendre parler si distinctement qu’il s’arrêta, rougit et souffla dans son nez avec une grande agitation.

« Avez-vous jamais rien entendu de pareil à l’éloquence de votre frère ? dit tout bas M. Osborne à Amélia. En vérité, votre amie fait des miracles.

– Plus elle en fera, mieux cela vaudra, » dit miss Amélia qui, comme toutes les femmes ayant un écu au soleil, aimait à faire des mariages et aurait été bien aise que Joseph emmenât une femme avec lui dans l’Inde. Dans ce peu de jours de vie commune avec Rebecca, elle avait senti croître son amitié pour elle par la découverte d’une foule de vertus et d’aimables qualités dont elle ne s’était jamais aperçue pendant qu’elles étaient ensemble à Chiswick. Car l’affection des jeunes femmes pousse comme les arbres du pas des fées, et atteint jusqu’au ciel en une nuit. Il ne faut pas leur en vouloir si, après leur mariage, ce besoin d’aimer se dissipe. C’est ce que l’école sentimentale, qui aime à se repaître de grands mots, appelle un transport de l’âme vers l’idéal, et cela signifie simplement que les femmes ne sont satisfaites que lorsqu’elles ont des maris et des enfants sur lesquels elles peuvent concentrer leur affection, qui se dépense pour eux en menue monnaie.

Après avoir épuisé son petit répertoire de musique et être demeurée assez longtemps dans le salon de derrière, il parut convenable à miss Amélia de demander à son amie de chanter.

« Vous ne m’auriez pas écoutée, dit-elle à M. Osborne, bien qu’elle n’en pensât pas un mot, si vous aviez entendu mon amie la première.

– Je déclare cependant à miss Sharp, répliqua M. Osborne, que, pour moi, soit à tort soit à raison, miss Amélia Sedley est la première chanteuse du monde.

– Vous allez l’entendre, » dit Amélia.

Joseph Sedley se trouvait désormais assez apprivoisé ; aussi il s’empressa de porter les bougies au piano.