Avant de partir pour l’Inde, il était encore trop jeune pour se mêler aux plaisirs enivrants de la ville ; aussi il s’y plongea à son retour avec une ardeur effrénée. Il conduisait les équipages au Park, dînait aux tavernes à la mode, fréquentait les théâtres, comme c’était de bon ton à cette époque, et se montrait à l’Opéra toujours en pantalon collant et en chapeau à cornes.
À son retour dans l’Inde, il raconta à tout propos et avec beaucoup d’enthousiasme cette période de son existence, et donna à entendre que Brummel et lui avaient été les lions à la mode. Et cependant il vivait aussi solitaire que dans les broussailles de Boggley-Wollah. Il connaissait à peine un homme dans la métropole ; et sans son docteur, ses pilules et sa maladie de foie, il serait mort d’ennui et de solitude. Lourd, bourru, mais bon vivant, la vue d’une femme lui causait les plus terribles paniques ; aussi le voyait-on rarement dans le salon de son père, à Russell-Square, où les lazzis du bonhomme mettaient son amour-propre dans les transes.
Joseph s’était vivement préoccupé et même alarmé de son embonpoint ; plusieurs fois déjà il avait voulu prendre un parti énergique pour se débarrasser de cet excès de graisse, mais son indolence et l’amour de ses aises l’avaient bien vite détourné de ses projets de réforme, et il en était encore à ses trois repas par jour. Jamais il n’était bien mis ; et pourtant ce n’était pas faute de se donner beaucoup de tourment pour parer sa grasse personne : il passait plusieurs heures chaque jour à cette occupation. Son valet faisait sa fortune des rebuts de sa garde robe, et sur sa toilette on trouvait plus de pommades et plus d’essences que n’en employa jamais une beauté décrépite. Pour avoir bonne tournure dans son habit, il avait recours à toutes les sangles, brides et ceintures alors inventées. Comme tous les hommes gras, il exigeait que ses habits fussent trop étroits, et recherchait les plus brillantes couleurs et la coupe la plus jeune. Lorsqu’il s’habillait dans l’après-midi, c’était pour aller au Park, tout seul, faire sa promenade en voiture, puis il rentrait pour s’habiller de nouveau et aller dîner, encore tout seul, au café Piazza. Il était aussi vain qu’une fille, et peut-être cette extrême sauvagerie venait-elle de son extrême vanité. Si miss Rebecca, dès son entrée dans le monde, peut venir à bout de lui, c’est qu’elle est une jeune personne d’une rare habileté.
Son premier début prouvait d’ailleurs une grande adresse. En disant que Sedley était bel homme, elle savait qu’Amélia le répéterait à sa mère, qui le redirait probablement à Joseph, et de toute manière ne lui en voudrait pas du compliment fait à son fils. Toutes les mères sont les mêmes.
Allez dire à Stycorax que son fils Caliban est aussi beau qu’Apollon, elle en sera flattée dans son amour-propre de sorcière.
Peut-être aussi Joseph Sedley avait-il surpris le compliment au passage. Rebecca avait parlé assez haut pour cela ; et, s’il l’avait entendu, comme déjà dans son opinion il se tenait pour un très-beau garçon, cet éloge avait dû caresser chacune des fibres de sa grasse personne et les faire tressaillir de plaisir. Mais il lui vint une amère pensée : « La petite fille se moquerait-elle de moi ? » songea-t-il. Voilà pourquoi il s’était aussitôt élancé vers la sonnette, se disposant à la retraite, comme nous l’avons vu, quand les plaisanteries de son père et les instances de sa mère le contraignirent à rester au logis. Il conduisit la jeune demoiselle à la salle à manger, l’esprit en proie aux plus vives incertitudes. « Croit-elle réellement que je suis beau, pensa-t-il, ou seulement s’amuse-t-elle de moi ? » Nous avons dit que Joseph Sedley était aussi vain qu’une jeune fille. Nous savons bien que les jeunes filles retournent la médaille et disent d’une personne de leur sexe : « elle est vaine comme un homme », et elles ont bien raison. Le sexe barbu est aussi âpre à la louange, aussi précieux dans sa toilette, aussi fier de sa puissance séductrice, aussi convaincu de ses avantages personnels que la plus grande coquette du monde.
Au bas des escaliers, Joseph rougissait de plus en plus, et Rebecca, dans une tenue très-modeste, tenait ses yeux fixés à terre. Elle portait une robe blanche ; ses épaules nues avaient l’éclat de la neige ; l’image de la jeunesse, de l’innocence sans appui, l’humble simplicité d’une vierge étaient empreintes dans toute sa tenue. « Je n’ai plus maintenant qu’à garder le silence, pensa Rebecca, et témoigner beaucoup d’intérêt pour tout ce qui concerne l’Inde. »
À ce qu’il paraît, mistress Sedley avait préparé à son fils un excellent curry{2}, comme il les aimait, et, dans le courant du dîner, on offrit une portion de ce plat à Rebecca.
« Qu’est-ce que cela ? dit-elle en jetant un coup d’œil interrogatif à M. Joseph.
– Parfait ! » dit-il. Sa bouche était pleine, et sa face toute rouge exprimait les jouissances de la mastication. « Ma mère, c’est aussi bon que les currys faits dans l’Inde.
– Oh ! j’en veux goûter, si c’est un plat indien, dit miss Rebecca. Il me semble que tout ce qui vient de là doit être excellent.
– Donnez du curry à miss Sharp, ma chère, » dit M. Sedley en riant.
Rebecca n’en avait goûté de sa vie.
« Eh bien ! trouvez vous toujours bon tout ce qui vient de l’Inde ? reprit M. Sedley.
– C’est excellent, dit Rebecca, que le poivre de Cayenne mettait à la torture.
– Prenez avec cela un chili, dit Joseph, qui commençait à faire attention.
– Un chili, dit Rebecca qui n’en pouvait plus. Oh ! oui. »
Et elle pensait qu’un chili était quelque chose de rafraîchissant. On lui en apporta un.
« Quelle couleur fraîche et verte ! » dit-elle.
Elle en mit un dans sa bouche ; c’était plus cuisant encore que le curry ; elle ne put l’endurer plus longtemps. Elle laissa tomber sa fourchette.
« De l’eau ! pour l’amour du ciel, de l’eau ! » s’écria-t-elle.
M. Sedley éclatait de rire ; c’était un homme épais, un habitué de la Bourse, où l’on aime bien ces plaisanteries à bout portant.
« C’est ce qu’il y a de plus indien, je vous assure, ajouta-t-il. Sambo, donnez de l’eau à miss Sharp. »
L’hilarité paternelle trouva de l’écho auprès de Joseph, auquel le tour parut excellent.
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