L'épreuve était rude et pénible pour son amour-propre. Dans les assemblées religieuses dont il avait la présidence, et où il parlait d'ordinaire plusieurs heures de suite comment son éloquence ne se serait-elle pas glacée sur ses lèvres lorsqu'en se levant il entendait dans l'auditoire les réflexions suivantes:

«Eh! mais, ce monsieur qui se lève, c'est le fils de ce vieux réprouvé de sir Pitt qui, dans ce moment, est sans doute à boire dans quelque bouchon du voisinage.»

Une fois il parlait de la triste situation du roi de Tombouctou et de ses nombreuses épouses, plongées dans les plus épaisses ténèbres de l'idolâtrie; soudain un ivrogne, élevant la voix dans la foule:

«Combien, lui cria-t-il en compte-t-on dans le harem de Crawley?»

Sous le coup de cette apostrophe, l'auditoire resta tout ébahi, et il n'en fallut pas davantage pour faire manquer l'effet du discours de M. Pitt.

Quant aux deux héritières de Crawley-la-Reine, peu s'en manqua qu'elles ne fussent livrés sans contrôle à leurs inspirations personnelles. Sir Pitt avait juré que, sous aucun prétexte il ne laisserait rentrer de gouvernantes au château. Enfin, par bonheur pour elles et grâce à l'intervention de M. Crawley, le vieux gentilhomme se décida à les mettre en pension.

À travers les nuances diverses qui résultaient dans les actes de chacun de la différence des caractères, on pouvait néanmoins reconnaître un redoublement d'attention à l'égard de miss Crawley de la part de ses neveux et nièces; tous tenaient à lui témoigner leur affection de la manière la plus vive; tous tenaient à lui donner des gages non équivoques de leur tendresse.

Mistress Bute lui avait adressé des canards de Barbarie, des choux-fleurs d'une grosseur remarquable, une jolie bourse et une pelote faite par ses aimables filles, avec prière à leur chère tante de vouloir bien leur garder une petite place dans son cœur.

M. Pitt, plus magnifique encore dans ses envois, lui prodiguait les bourriches de pêches, de raisins et de gibier. La voiture de Southampton à Brighton apportait à miss Crawley tous ces petits cadeaux qui, sous mille formes diverses, prouvaient la tendresse de ses proches. Quelquefois même M. Pitt allait lui rendre visite; car l'humeur acariâtre et revêche de son honorable père mettait souvent sa patience à bout, et le forçait d'aller chercher au dehors l'oubli de ses soucis domestiques.

Un autre motif attirait encore M. Pitt à Brighton, c'était la présence de lady Jane de la Moutonnière. Nous avons mentionné plus haut les projets de mariage qui existaient entre les deux jeunes gens. Lady Jane habitait Brighton avec ses sœurs et sa mère la comtesse de Southdown, la femme forte de l'Évangile, avantageusement connue de toutes les personnes graves et sérieuses.

Quelques mots sont nécessaires sur cette respectable famille, mêlée aux événements de ce récit par les liens qui vont la rattacher à la famille Crawley.

La vie du chef de la famille Southdown, Clément William, quatrième comte de Southdown, n'offre aucune particularité bien remarquable. Il entra au parlement sous le patronage de M. Wilberforce; y rendit quelques services à son parti, et on ne saurait mieux faire que de le ranger dans la catégorie dite des hommes sérieux.

Les paroles auraient peine à exprimer l'étonnement et la consternation de la vertueuse comtesse de Southdown, lorsque, après le trépas de son noble époux, elle apprit que l'héritier de la famille, son fils enfin, était membre de plusieurs clubs et avait perdu de grosses sommes au jeu, chez Wattiers et au Cocotier, qu'il avait déjà mangé une partie de son héritage, qu'il était criblé de dettes, qu'il conduisait à quatre chevaux, était commissaire dans les assauts de boxe, qu'enfin il avait une loge à l'Opéra, où il paraissait au milieu de la société la plus mal famée. Son nom était toujours accueilli par un murmure réprobateur dans le cercle de la douairière. Lady Émilie comptait quelques années de plus que son frère; elle avait déjà pris une position éminente parmi les gens sérieux comme auteur de manuels de piété, d'hymnes spirituelles et de poésies religieuses. C'était une demoiselle d'un esprit mûr et rassis qui avait jeté bien loin toute idée de mariage. Son amour pour les nègres suffisait, à lui seul, à son ardente sensibilité. La rumeur publique lui attribue un magnifique poëme dont voici le début:

Guidez-nous par delà les abîmes des mers,
En ces îles que brûle un soleil implacable,
Où sourit d'un ciel pur l'azur inaltérable,
Où de pleurs éternels le noir mouille ses fers.
Etc.... etc.... etc....

Elle était en correspondance réglée avec les missionnaires des deux Indes. On parlait même de tendres sentiments qu'elle aurait éprouvés pour le révérend Silas Pousse-Grain, tatoué dans une de ses missions par les sauvages des mers du Sud.

Quant à lady Jane, pour laquelle M. Pitt, comme nous l'avons dit, brûlait d'une si belle flamme, elle était aimable et craintive, parlait peu et rougissait beaucoup. Malgré les écarts de son frère, elle continuait à l'aimer sans pouvoir s'en empêcher. De temps à autre elle lui écrivait de petites lettres à la hâte, et les jetait à la poste en cachette. Un jour, et c'était le plus terrible secret qui chargeât sa conscience, escortée de sa gouvernante, elle avait fait une visite clandestine au jeune lord, qu'elle avait trouvé—voyez à quels excès vous conduisent la débauche et le crime—en compagnie d'un cigare et d'une bouteille de curaçao! Elle admirait sa sœur, adorait sa mère, et à ses yeux l'homme le plus aimable et plus accompli était M.