D’ailleurs, l’élan qui les précipitait en ce moment sur la pente de la côte, en faisait une masse compacte, solide, d’une puissance invincible. Il pouvait y avoir là environ trois mille hommes unis et emportés d’un bloc par un vent de colère. On distinguait mal, dans l’ombre que les hauts talus jetaient le long de la route, les détails étranges de cette scène. Mais, à cinq ou six pas de la broussaille où s’étaient abrités Miette et Silvère, le talus de gauche s’abaissait pour laisser passer un petit chemin qui suivait la Viorne, et la lune, glissant par cette trouée, rayait la route d’une large bande lumineuse. Quand les premiers insurgés entrèrent dans ce rayon, ils se trouvèrent subitement éclairés d’une clarté dont les blancheurs aiguës découpaient avec une netteté singulière les moindres arêtes des visages et des costumes. À mesure que les contingents défilèrent, les jeunes gens les virent ainsi, en face d’eux, farouches, sans cesse renaissants, surgir brusquement des ténèbres.
Aux premiers hommes qui entrèrent dans la clarté, Miette, d’un mouvement instinctif, se serra contre Silvère, bien qu’elle se sentît en sûreté, à l’abri même des regards. Elle passa le bras au cou du jeune homme, appuya la tête contre son épaule. Le visage encadré par le capuchon de la pelisse, pâle, elle se tint debout, les yeux fixés sur ce carré de lumière que traversaient rapidement de si étranges faces, transfigurées par l’enthousiasme, la bouche ouverte et noire, toute pleine du cri vengeur de la Marseillaise.
Silvère, qu’elle sentait frémir à son côté, se pencha alors à son oreille et lui nomma les divers contingents, à mesure qu’ils se présentaient.
La colonne marchait sur un rang de huit hommes. En tête, venaient de grands gaillards, aux têtes carrées, qui paraissaient avoir une force herculéenne et une foi naïve de géants. La République devait trouver en eux des défenseurs aveugles et intrépides. Ils portaient sur l’épaule de grandes haches dont le tranchant, fraîchement aiguisé, luisait au clair de lune.
« Les bûcherons des forêts de la Seille, dit Silvère. On en a fait un corps de sapeurs… Sur un signe de leurs chefs, ces hommes iraient jusqu’à Paris, enfonçant les portes des villes à coups de cognée, comme ils abattent les vieux chênes-lièges de la montagne… »
Le jeune homme parlait orgueilleusement des gros poings de ses frères. Il continua, en voyant arriver, derrière les bûcherons, une bande d’ouvriers et d’hommes aux barbes rudes, brûlés par le soleil :
« Le contingent de la Palud. C’est le premier bourg qui s’est mis en insurrection. Les hommes en blouse sont des ouvriers qui travaillent les chênes-lièges ; les autres, les hommes aux vestes de velours, doivent être des chasseurs et des charbonniers vivant dans les gorges de la Seille… Les chasseurs ont connu ton père, Miette. Ils ont de bonnes armes qu’ils manient avec adresse. Ah ! si tous étaient armés de la sorte ! Les fusils manquent. Vois, les ouvriers n’ont que des bâtons. »
Miette regardait, écoutait, muette. Quand Silvère lui parla de son père, le sang lui monta violemment aux joues. Le visage brûlant, elle examina les chasseurs d’un air de colère et d’étrange sympathie. À partir de ce moment, elle parut peu à peu s’animer aux frissons de fièvre que les chants des insurgés lui apportaient.
La colonne, qui venait de recommencer la Marseillaise, descendait toujours, comme fouettée par les souffles âpres du mistral. Aux gens de la Palud avait succédé une autre troupe d’ouvriers, parmi lesquels on apercevait un assez grand nombre de bourgeois en paletot.
« Voici les hommes de Saint-Martin-de-Vaulx, reprit Silvère. Ce bourg s’est soulevé presque en même temps que la Palud… les patrons se sont joints aux ouvriers. Il y a là des gens riches, Miette ; des riches qui pourraient vivre tranquilles chez eux et qui vont risquer leur vie pour la défense de la liberté. Il faut aimer ces riches… Les armes manquent toujours ; à peine quelques fusils de chasse… Tu vois, Miette, ces hommes qui ont au coude gauche un brassard d’étoffe rouge ? Ce sont les chefs. »
Mais Silvère s’attardait. Les contingents descendaient la côte, plus rapides que ses paroles. Il parlait encore des gens de Saint-Martin-de-Vaulx, que deux bataillons avaient déjà traversé la raie de clarté qui blanchissait la route.
« Tu as vu ? demanda-t-il ; les insurgés d’Alboise et des Tulettes viennent de passer. J’ai reconnu Burgat le forgeron… Ils se seront joints à la bande aujourd’hui même… Comme ils courent ! »
Miette se penchait maintenant pour suivre plus longtemps du regard les petites troupes que lui désignait le jeune homme. Le frisson qui s’emparait d’elle lui montait dans la poitrine et la prenait à la gorge. À ce moment parut un bataillon plus nombreux et plus discipliné que les autres.
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