L’attitude sévère et silencieuse de Pierre, de cet enfant d’un homme qu’elle avait si vite oublié, troublait étrangement son pauvre cerveau malade. Elle se disait que Rougon ressuscitait pour la punir de ses désordres. Toutes les semaines, maintenant, elle était prise d’une de ces attaques nerveuses qui la brisaient ; on la laissait se débattre ; quand elle revenait à elle, elle rattachait ses vêtements, elle se traînait, plus faible. Souvent, elle sanglotait, la nuit, se serrant la tête entre les mains, acceptant les blessures de Pierre comme les coups d’un dieu vengeur. D’autres fois, elle le reniait ; elle ne reconnaissait pas le sang de ses entrailles dans ce garçon épais, dont le calme glaçait si douloureusement sa fièvre. Elle eût mieux aimé mille fois être battue que d’être ainsi regardée en face. Ces regards implacables qui la suivaient partout, finirent par la secouer d’une façon si insupportable, qu’elle forma, à plusieurs reprises, le projet de ne plus revoir son amant ; mais, dès que Macquart arrivait, elle oubliait ses serments, elle courait à lui. Et la lutte recommençait à son retour, plus muette, plus terrible. Au bout de quelques mois, elle appartint à son fils. Elle était devant lui comme une petite fille qui n’est pas certaine de sa sagesse et qui craint toujours d’avoir mérité le fouet. Pierre, en habile garçon, lui avait lié les pieds et les mains, s’en était fait une servante soumise, sans ouvrir les lèvres, sans entrer dans des explications difficiles et compromettantes.

Quand le jeune homme sentit sa mère en sa possession, qu’il put la traiter en esclave, il commença à exploiter dans son intérêt les faiblesses de son cerveau et la terreur folle qu’un seul de ses regards lui inspirait. Son premier soin, dès qu’il fut maître au logis, fut de congédier le maraîcher, et de le remplacer par une créature à lui. Il prit la haute direction de la maison, vendant, achetant, tenant la caisse. Il ne chercha, d’ailleurs, ni à régler la conduite d’Adélaïde ni à corriger Antoine et Ursule de leur paresse. Peu lui importait, car il comptait se débarrasser de ces gens à la première occasion. Il se contenta de leur mesurer le pain et l’eau. Puis, ayant déjà toute la fortune dans les mains, il attendit un événement qui lui permît d’en disposer à son gré.

Les circonstances le servirent singulièrement. Il échappa à la conscription, à titre de fils aîné d’une femme veuve. Mais, deux ans plus tard, Antoine tomba au sort. Sa mauvaise chance le toucha peu ; il comptait que sa mère lui achèterait un homme. Adélaïde, en effet, voulut le sauver du service. Pierre, qui tenait l’argent, fit la sourde oreille. Le départ forcé de son frère était un heureux événement servant trop bien ses projets. Quand sa mère lui parla de cette affaire, il la regarda d’une telle façon qu’elle n’osa même pas achever. Son regard disait : « Vous voulez donc me ruiner pour votre bâtard ? » Elle abandonna Antoine, égoïstement, ayant avant tout besoin de paix et de liberté. Pierre, qui n’était pas pour les moyens violents, et qui se réjouissait de pouvoir mettre son frère à la porte sans querelle, joua alors le rôle d’un homme désespéré : l’année avait été mauvaise, l’argent manquait à la maison, il faudrait vendre un coin de terre, ce qui était le commencement de la ruine. Puis il donna sa parole à Antoine qu’il le rachèterait l’année suivante, bien décidé à n’en rien faire. Antoine partit, dupé, à demi content.

Pierre se débarrassa d’Ursule d’une façon encore plus inattendue. Un ouvrier chapelier du faubourg, nommé Mouret, se prit d’une belle tendresse pour la jeune fille, qu’il trouvait frêle et blanche comme une demoiselle du quartier Saint-Marc. Il l’épousa.