Après quelques secondes, Le Corbier demanda :

– C’est tout ?

– Le président du Conseil attend votre retour avec anxiété. « Qu’il ne perde pas une minute, m’a-t-il dit, son rapport pourrait être le salut. C’est ma dernière cartouche. Si elle rate, je ne réponds de rien. » Et il a ajouté : « Et encore, n’est-il pas trop tard ? »

Autour de la table, dans le petit espace que recouvrait la tente et où le plus cruel des drames précipitait les uns contre les autres des êtres de noblesse qu’unissait la plus loyale affection, vraiment le silence fut tragique. Chacun d’eux oubliait sa peine particulière pour ne songer qu’à l’horreur du lendemain. Le mot sinistre se répercutait au fond des cœurs.

Le Corbier eut un geste désespéré :

– Sa dernière cartouche Oui, si mon rapport lui avait permis un mouvement de recul ! Mais…

Il observa le vieux Morestal, comme s’il eût espéré une rétraction soudaine. À quoi bon ? En admettant qu’il prît sur lui d’atténuer les affirmations du vieillard, Morestal, en son intransigeance, était homme à lui infliger un démenti public. Et quelle posture équivoque aurait alors le gouvernement ?

– Allons, fit-il, que le sort s’accomplisse ! Nous avons tenté l’impossible. Mon cher de Trébons, l’automobile est au carrefour ?

– Oui, monsieur le ministre.

– Veuillez prendre les dossiers, nous partons. Nous avons une heure pour gagner la gare. C’est plus qu’il ne faut.

Il prit son chapeau, son vêtement, fit quelques pas de droite et de gauche, puis s’arrêta près de Philippe. Celui-là, semblait-il, n’avait peut-être pas fait l’impossible. À celui-là, peut-être, il restait une étape à franchir. Mais comment le savoir ? Comment pénétrer en cette âme mystérieuse et déchiffrer l’énigme insoluble ? Le Corbier les connaissait bien, ces hommes qu’anime un souffle d’apôtre, et qui sont capables, pour le succès de leur cause, de dévouements admirables, d’immolations presque surhumaines, mais aussi d’hypocrisies, de ruses, de crimes parfois. Que valait ce Philippe Morestal ? Quel rôle jouait-il au juste ? Était-ce à dessein et faussement qu’il avait fait naître la supposition de quelque rendez-vous amoureux ? Ou bien réellement poussait-il l’héroïsme jusqu’à dire la vérité ?

Lentement, pensivement, comme s’il obéissait à un espoir nouveau, Le Corbier revint à sa place, jeta son vêtement sur la table, s’assit, et, interpellant M. de Trébons :

– Une seconde encore… Laissez les dossiers. Et veuillez avoir l’obligeance d’amener ici Mlle Suzanne Jorancé.

M. de Trébons sortit.

– Suzanne est donc là ? dit Jorancé, la voix anxieuse… Elle était déjà là tout à l’heure ?…

Il n’obtint pas de réponse, et, tour à tour, il épiait vainement le visage de ceux qu’il interrogeait. Durant les trois ou quatre minutes qui s’écoulèrent, aucun des acteurs du drame ne fit un geste. Morestal demeurait assis, la tête inclinée sur sa poitrine. Marthe avait les yeux fixés sur l’ouverture de la tente. Quant à Philippe, il attendait avec angoisse ce surcroît de malheur. Le massacre n’était pas fini. Après son père, après sa femme, après Jorancé, le destin ordonnait qu’il sacrifiât lui-même cette quatrième victime.

Le Corbier, qui l’observait, fut envahi d’une compassion involontaire, presque de sympathie. À ce moment, la sincérité de Philippe lui semblait absolue, et il eut envie de renoncer à l’épreuve. Mais la méfiance l’emporta. Si absurde que fût l’hypothèse, il avait l’impression que cet homme était capable d’accuser mensongèrement la jeune fille devant sa femme, devant son père et devant Jorancé lui-même. Suzanne présente, le mensonge devenait impossible. L’épreuve était cruelle, mais, dans un sens ou dans l’autre, elle entraînait cette certitude irrécusable sans laquelle Le Corbier ne voulait pas conclure son enquête.

Un tressaillement agita Philippe. Marthe et Jorancé se levèrent. La tente fut écartée. Suzanne entra.

Tout de suite, elle eut un mouvement de recul.