Tout son corps semblait grelotter, et l’on voyait dans ses yeux des lueurs de haine, et des envies de meurtre, et de la colère, et de la douleur surtout, de la douleur humaine et pitoyable, infinie.
Et il suppliait, et il ordonnait :
– Mais avoue donc… Tu mens, n’est-ce pas ? C’est pour tes idées… C’est cela ! Pour tes idées Il te faut une preuve… un alibi… et alors…
S’adressant à Le Corbier :
– Qu’on me laisse seul avec lui, monsieur le ministre… À moi, il avouera qu’il ment, qu’il parle ainsi par nécessité… ou par folie… est-ce que je sais ? Oui, par folie ! Comment t’aimerait-elle ? Pourquoi ? Depuis quand ? Elle, qui est l’amie de ta femme… Allons donc ! Je connais ma fille !… Mais réponds donc, misérable… Morestal, mon ami, exigez de lui qu’il réponde… qu’il donne des preuves. Et toi, Suzanne, pourquoi ne lui as-tu pas craché au visage ?
Il s’était retourné contre Suzanne, et Marthe, sortant de sa torpeur, comme lui, s’avança vers la jeune fille.
Suzanne, debout, vacillait, le regard fuyant.
– Eh bien, quoi ! gronda son père, tu ne réponds pas non plus ? Voyons, quoi, tu n’as pas un mot à répondre à ce menteur ?
Elle essaya de parler, bégaya des syllabes confuses, et se tut.
Philippe rencontra ses yeux de bête traquée, ses pauvres yeux qui imploraient du secours.
– Tu avoues ! Tu avoues ! proféra Jorancé.
Et soudain il se rua sur elle, et Philippe vit, comme dans un cauchemar, Suzanne renversée, secouée par son père, brutalisée par Marthe qui, elle aussi, en un accès de fureur subite, exigeait l’inutile aveu.
La scène fut affreuse et violente. Le Corbier et M. de Trébons s’interposèrent, tandis que Morestal, le poing tendu vers Philippe, criait :
– Je te maudis ! Tu es un criminel ! Laisse-la donc, Jorancé. C’est une malheureuse. Le coupable, c’est lui… Oui, toi, toi, mon fils !… Et je te maudis… je te chasse…
Le vieillard porta la main à son cœur, bredouilla quelques mots encore, demandant pardon à Jorancé et lui promettant de recueillir sa fille, puis il tourna sur lui-même et tomba contre la table, évanoui…
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
– Madame !
– Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ? fit Mme Morestal, réveillée en sursaut.
– C’est moi, Catherine.
– Eh bien !
– On vient de la mairie, madame… On réclame monsieur… Il faut des instructions… Victor prétend qu’on mobilise…
La veille, après son évanouissement à la Butte-aux-Loups, le père Morestal, porté sur une civière par les soldats du détachement, avait été reconduit au Vieux-Moulin. Marthe, qui l’accompagnait, jetait quelques mots d’explication à sa belle-mère, et, sans s’occuper des plaintes de la bonne femme, sans même lui parler de Philippe et de ce qu’il avait pu devenir, courait à sa chambre et s’y enfermait.
Le docteur Borel, mandé en hâte, examinait le malade, constatait de graves désordres dans la région du cœur, et refusait de se prononcer.
Le soir et toute cette nuit du dimanche au lundi, la maison fut en l’air. Catherine et Victor allaient et venaient. Mme Morestal, au fond pleine de sang-froid, mais accoutumée à gémir dans les grandes occasions, veillait le malade et multipliait les ordres. Deux fois elle envoya le jardinier à la pharmacie de Saint-Élophe.
À minuit, le vieillard souffrait tellement, qu’on dut rappeler le docteur Borel. Il parut inquiet et fit une piqûre de morphine.
Il y eut quelques heures d’apaisement, et Mme Morestal, bien que tourmentée par l’absence de Philippe, dont elle craignait un coup de tête, put s’étendre sur un canapé.
C’est alors que Catherine fit irruption dans la chambre, au risque de troubler le repos du malade.
À la fin, Mme Morestal la bouscula :
– Mais taisez-vous donc ! Vous voyez bien que monsieur dort.
– On mobilise, madame… c’est certain qu’il va y avoir la guerre…
– Laissez-nous tranquilles avec votre guerre, bougonna la bonne femme, en la poussant dehors. Faites bouillir de l’eau pour monsieur et ne perdez pas votre temps à des balivernes.
Elle-même se mit aussitôt à l’ouvrage. Mais, tout autour d’elle, venant de la terrasse, du jardin, de la maison, c’était un bruit confus de murmures et d’exclamations.
À neuf heures, Morestal se réveilla.
– Suzanne ?… Où est Suzanne ? demanda-t-il, les yeux à peine ouverts.
– Comment ! Suzanne…
– Mais oui… mais oui, Suzanne… J’ai promis à son père… Il n’y a qu’elle qui ait le droit d’habiter ici… Philippe n’est pas là, je suppose ?
Il se redressa, déjà furieux.
– Il n’est pas rentré, dit sa femme… On ignore où il est…
– Tant mieux ! Qu’il ne s’avise pas de revenir !… Je l’ai chassé… Et maintenant, je veux Suzanne… C’est elle qui me soignera… elle seule, tu entends…
– Voyons, Morestal, tu ne vas pas exiger… Il est impossible que Suzanne… Mais une telle colère contracta la figure de son mari qu’elle n’osa protester davantage.
– Comme tu voudras, dit-elle… Après tout, si tu le juges à propos…
Par téléphone, elle consulta le docteur Borel. Il répondit qu’il ne fallait, sous aucun prétexte, contrarier le malade. Il se chargeait, d’ailleurs, de voir la jeune fille, de lui montrer la mission qui l’appelait au Vieux-Moulin, et de vaincre ses répugnances.
De fait, vers midi, le docteur Borel amenait Suzanne. Les paupières gonflées par les larmes, rouge de honte, elle subit l’accueil outrageant de Mme Morestal et prit sa place de garde au chevet du vieillard.
L’ayant aperçue, il soupira :
– Ah ! je suis content… Ça va déjà mieux… Ne me quitte pas, n’est-ce pas, ma petite Suzanne ?…
Et presque aussitôt, sous l’action d’une nouvelle piqûre, il se rendormait.
Comme la veille au soir, la salle à manger du Vieux-Moulin resta vide. La bonne apporta quelques aliments sur un plateau à Mme Morestal, puis à Marthe. Mais celle-ci ne répondit même pas à son appel.
La jeune femme n’était pas sortie de sa chambre le matin, et toute la journée elle demeura seule, la porte barricadée, les volets clos. Elle était assise au bord d’une chaise, et, ployée en deux, elle tenait ses poings contre sa mâchoire et serrait les dents pour ne pas crier. Cela lui eût fait du bien de pleurer, et elle croyait parfois que sa douleur allait ainsi s’épandre en sanglots, mais les larmes bienfaisantes ne mouillèrent pas ses yeux. Et obstinément, rageusement, elle reprenait toute l’histoire lamentable, évoquant le séjour de Suzanne à Paris, les promenades auxquelles Philippe conviait la jeune fille et d’où ils revenaient tous deux avec un air de telle allégresse, leur réunion au Vieux-Moulin, le départ de Philippe pour Saint-Élophe, et, le lendemain, l’attitude étrange de Suzanne, ses questions équivoques, son mauvais sourire de rivale qui cherche à blesser l’épouse et qui rêve de la supplanter. Oh ! la cruelle aventure et comme la vie, si douce auparavant, lui semblait odieuse et méchante !
À six heures, poussée par la faim, elle se rendit à la salle. Au moment d’en sortir, après avoir mangé un peu de pain et bu un verre d’eau, elle aperçut Mme Morestal qui descendait les marches du perron à la rencontre du docteur. Elle se souvint alors que son beau-père était malade, et qu’elle ne l’avait pas encore vu. La chambre était proche. Elle traversa le couloir, frappa, entendit une voix – la voix d’une garde sans doute – qui disait : « Entrez ». Et elle ouvrit la porte.
En face d’elle, à quelques pas, près du vieillard endormi, Suzanne apparut.
– Toi ! toi ! gronda Marthe… Toi, ici !
Suzanne se mit à trembler sous son regard et balbutia :
– C’est ton beau-père… il a exigé… Le docteur est venu…
Et, les genoux fléchissants, elle dit à plusieurs reprises :
– Je te demande pardon… Pardonne-moi… pardonne-moi… C’est ma faute… Jamais Philippe…
Marthe ne bougeait pas. Peut-être eût-elle pu se contenir. Mais, au nom de Philippe, au nom de Philippe articulé par la jeune fille, elle bondit, étreignit Suzanne à la gorge et la renversa contre la table. Elle tressaillait de rage comme une bête qui tient enfin l’ennemi. Elle aurait voulu détruire ce corps qu’un autre avait pressé dans ses bras, anéantir cette chair amoureuse, déchirer, mordre, faire du mal, le plus de mal possible.
Suzanne râlait sous l’assaut.
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