Longtemps encore, par la fenêtre du jardin, Philippe distingua les exclamations de maître Saboureux. Et l’image de tous ces êtres, bruyants, inquiets, qui s’étourdissaient de paroles et de mouvements, qui se ruaient de côté et d’autre sous des impulsions irraisonnées, cette image évoquait en lui la vision des grandes foules éperdues que la guerre allait déchaîner comme les vagues d’un océan.

– Allons, se dit-il, c’est l’heure d’agir.

Il prit sur la table un indicateur et chercha la gare de Langoux. À Langoux, passait la nouvelle ligne stratégique qui, suivant les Vosges, descend vers Belfort et vers la Suisse. Le soir même, il s’en rendit compte, il pouvait être à Bâle et coucher à Zurich.

Il se leva et regarda autour de lui, le cœur étreint à l’idée de partir ainsi, sans un adieu. Marthe n’avait pas répondu à sa lettre et demeurait invisible. Son père l’avait chassé et ne lui pardonnerait jamais. Il devait s’en aller furtivement, comme un malfaiteur.

– Eh bien, murmura-t-il, en songeant à l’acte qu’il était sur le point d’accomplir, cela vaut mieux. Quand même, malgré tout, puisque la guerre est déclarée, ne devais-je pas être aux yeux de mon père un malfaiteur, un renégat ? Aurais-je eu le droit de lui voler la moindre parole affectueuse ?

Mme Morestal remonta du jardin, et il l’entendit qui gémissait :

– La guerre ! Seigneur Dieu ! la guerre comme autrefois ! Et ton pauvre père qui est cloué au lit ! Ah ! Philippe, c’est la fin de tout.

Elle remit quelques meubles en place, essuya le tapis avec son tablier, et, quand le salon lui parut en ordre, elle se dirigea vers la porte en disant :

– Il est peut-être réveillé… Que voudra-t-il faire lorsqu’il apprendra ?… Pourvu qu’il se tienne tranquille ! Un homme de son âge…

Philippe s’approcha d’elle, dans un élan instinctif.

– Tu sais que je m’en vais, mère ?

Elle répliqua :

– Tu t’en vas ? Eh bien oui, tu as raison. Je déciderai bien Marthe à te rejoindre…

Il hocha la tête.

– J’ai bien peur…

– Si si, affirma-t-elle, Marthe t’aime beaucoup. Et puis, il y a les enfants qui vous réuniront. J’arrangerai cela… C’est comme pour ton père. Ne t’inquiète pas… Avec le temps, tout s’apaisera entre vous deux. Va, mon garçon… Écris-moi souvent…

– Tu ne m’embrasses pas, mère ?

Elle l’embrassa sur le front, d’un baiser froid et rapide où se révélait la persistance de sa rancune.

Mais au moment d’ouvrir la porte, elle s’arrêta, réfléchit et dit :

– C’est bien à Paris que tu retournes ? Chez toi ?

– Pourquoi cette question, mère ?

– Une idée qui me vient. J’ai la tête dans un tel état, à cause de ton père, que je n’y avais pas songé…

– Quelle idée ? Peux-tu me dire ?

– À propos de cette guerre… Mais non, n’est-ce pas, comme professeur, tu es dispensé…

Il comprit sa crainte, et, comme il ne pouvait la rassurer en lui avouant ses intentions secrètes, il la laissa dans l’erreur.

– Oui, dit-il, je suis dispensé.

– Cependant, tu as fait une période de réserviste ?

– Dans les bureaux. Et c’est là que nous servons, en temps de guerre.

– Ah !… dit-elle, tant mieux… tant mieux… Sans quoi, j’aurais été bien inquiète… Vois-tu… la pensée que tu aurais pu te battre !… recevoir des blessures… Ah ! ce serait horrible !

Elle l’attira contre elle avec une sorte de violence qui ravit Philippe, et l’embrassa comme il avait souhaité de l’être. Il fut sur le point de lui dire :

– Comprends-tu, mère chérie ?… Comprends-tu ce que j’ai tenté l’autre jour ? Des milliers et des milliers de mères vont pleurer… Si grandes qu’elles soient, nos douleurs intimes passeront. Celles qui vont naître demain ne passeront pas. La mort seule est irréparable.

Mais pourquoi des mots ? L’émotion de sa mère ne lui donnait-elle pas entièrement raison ?

Ils demeurèrent enlacés quelques instants, et les pleurs de la vieille dame coulaient sur les joues de Philippe.

À la fin, elle lui dit :

– Tu ne pars pas tout de suite, n’est-ce pas ?

– Le temps de remplir ma valise.

– Comme tu es pressé ! D’ailleurs, tu n’as pas de train à cette heure-là. Non, je veux t’embrasser encore et voir si tu as bien tout ce qu’il te faut. En outre, il est impossible que, Marthe et toi, vous vous quittiez ainsi. Je lui parlerai, à Marthe. Pour le moment, ton père a peut-être besoin de moi…

Il l’accompagna jusqu’à la chambre du malade et, comme elle avait pris en chemin, dans un placard, une pile de serviettes qui l’encombraient, elle lui dit :

– Ouvre-moi, veux-tu ?

Alors, de loin, il avisa son père, inerte, la figure très pâle, et Suzanne qui était assise au pied du lit. Distinctement il aperçut les marques rouges qui balafraient son menton et ses joues.

– Ferme la porte, Suzanne, dit Mme Morestal, une fois entrée.

Suzanne obéit. En s’approchant, elle vit Philippe dans l’ombre du couloir. Elle n’eut pas un geste, pas un tressaillement, et elle ferma la porte sur lui, comme s’il n’avait pas été là.

– Elle non plus, songea Philippe, elle ne me pardonnera jamais, pas plus que mon père et que Marthe.

Et il résolut de s’en aller aussitôt, puisque la tendresse de sa mère lui avait donné un peu de réconfort.

Devant le perron du jardin, il retrouva Victor qui se lamentait au milieu des autres domestiques et préconisait la fuite immédiate.

– En une heure, nous entassons l’argenterie, les pendules, les objets les plus précieux, et nous filons… Quand l’ennemi arrive, plus personne.

Philippe l’appela et lui demanda s’il était possible de trouver une voiture à Saint-Élophe.

– Ah ! monsieur part ? Il a bien raison. Mais tantôt seulement, n’est-ce pas ? avec Mme Philippe ? Je dois conduire Mme Philippe à Saint-Élophe. De là, il y a la diligence qui mène à Noirmont.

– Non, je ne vais pas de ce côté.

– Comment ? mais il n’y a qu’une ligne sur Paris.

– Je ne vais pas à Paris directement. Je dois prendre le train à la gare de Langoux.

– La nouvelle ligne de Suisse ? Mais ça n’en finit pas, monsieur ! On descend jusqu’à Belfort !

– C’est cela, en effet. Quelle distance de Saint-Élophe à Langoux ?

– Cinq kilomètres, pas plus.

– En ce cas, j’irai à pied, conclut Philippe. Merci.

Il avait hâte de quitter le Vieux-Moulin, car il sentait que les événements allaient se précipiter et que, d’une heure à l’autre, il lui serait peut-être interdit de réaliser son projet.

De fait, en remontant, il fut dépassé par Henriot, le fils du jardinier, qui battait des mains.

– Les voilà ! les soldats de la compagnie de manœuvre !… Ils vont au col du Diable, au pas accéléré.