La fugitive

Résumé

 

David Raine qui se fuit et fuit le souvenir de son épouse, rencontre dans un train américain une femme qui lui demande s’il ne connaît pas Michel O’Doune.

Elle laisse dans son compartiment une photographie d’une jeune fille, et son adresse qui désigne un pays perdu par-delà les steppes.

Ceci suffit à David pour qu’il parte à la recherche de cette demoiselle. On suivra dans ce roman les péripéties de cette aventure.

 


CHAPITRE PREMIER

Bloqués dans les neiges

 

Si, par une certaine nuit de décembre, vous vous étiez trouvés à la lisière de la sombre forêt de sapins tourmentés par le vent lugubre, le Transcontinental, arrêté dans sa course, vous eût apparu comme un monstre infernal projetant dans les ténèbres sa lueur sinistre. Immobile, ce noir fantôme se serait confondu avec la nuit arctique, n’eût été la bande horizontale de lumière qui le coupait en deux sur toute sa longueur, sauf à l’endroit du fourgon de bagages.

La bise du nord sifflait avec rage, précipitait presque à ras du sol des bataillons de nuages chargés de neige, et déversait ses sarcasmes sur cette invention du génie humain. Les hommes et les femmes commençaient à trembler et des visages blêmes scrutaient la nuit mystérieuse qui s’étendait comme un épais voile de deuil, à trois mètres des fenêtres éclairées.

Depuis trois heures, des yeux inquiets, interrogeaient l’obscurité. Un certain nombre de voyageurs emprisonnés dans le convoi bloqué par la neige s’amusèrent un moment de l’aventure et en éprouvèrent un petit frisson de plaisir. Dans la tiédeur des compartiments, les rires des hommes et des femmes se mêlèrent aux cris joyeux des enfants. Mais, à présent, le boute-en-train de la bande se taisait, emmitouflé dans son grand manteau, et la jeune femme qui avait frappé des mains à l’annonce de cette halte forcée sanglotait et grelottait tour à tour.

Il faisait froid… si froid que les rafales de neige tambourinaient aux fenêtres comme des volées de gravier et menaçaient de briser les vitres. A l’extérieur, la température s’abaissait au moins à 40° au-dessous de zéro, mais dans les compartiments subsistait encore un peu de chaleur due à la présence de nombreuses personnes et au rayonnement des ampoules électriques.

Mais bientôt le froid se fit sentir. Les vitres se couvrirent d’une couche opaque formée par la congélation de la buée. Quelques hommes se dépouillèrent de leur pardessus pour le donner aux femmes et aux enfants. Les voyageurs consultaient fréquemment leur montre : l’aventure tournait au tragique.

Pour la vingtième fois, l’employé entendait la même question.

« Dieu seul pourrait vous répondre ! répliqua-t-il, d’une voix maussade, à la jolie femme. (Quelques heures auparavant, il lui eût prodigué ses plus aimables attentions.) Voilà trois heures que la locomotive et le tender sont partis chercher du secours, et la gare se trouve seulement à trente kilomètres. Ils devraient être revenus depuis longtemps. Quelle fichue déveine ! »

La jeune femme se contenta d’approuver cette dernière remarque d’un signe de tête.

« Trois heures ! continuait l’employé en s’éloignant avec sa lanterne. Voilà l’inconvénient de se risquer aux confins de l’Arctique. Quand on est bloqué, c’est pour longtemps ! »

Il s’arrêta devant le compartiment des fumeurs, y passa la tête, continua son chemin et pénétra dans la voiture suivante en faisant claquer la porte derrière lui.

Les deux hommes assis dans le compartiment des fumeurs ne levèrent même pas la tête lorsque l’employé ouvrit la porte. Absorbés par leur conversation, ils ne prêtaient pas attention à la tempête.

Le plus âgé des deux, un homme d’environ cinquante ans, se penchait vers David Raine et posait sur le genou de son interlocuteur une main rouge et calleuse, la main d’un homme habitué à se défendre contre les forces de la nature sauvage. Son visage hâlé par les intempéries et les nombreuses petites rides autour de ses yeux racontaient les soucis d’une vie pénible, aux prises avec mille difficultés quotidiennes.

Cet homme, aux épaules légèrement affaissées, était plus petit que David Raine, mais il respirait une énergie continue et un goût de la vie ignorés de son jeune compagnon. Sur des milliers de lieues à la ronde, dans le Grand Nord farouche, chacun connaissait le Père Roland, le missionnaire protestant.

David Raine pouvait avoir trente-huit ans…peut-être un ou deux ans de moins. Le hurlement du vent déchaîné et le froid vif du compartiment intensifiaient encore le contraste qui existait physiquement entre lui et le missionnaire. Il fixait sur le Père Roland des yeux gris et clairs, des yeux qu’on n’oubliait pas aisément. Sans la fermeté de son regard, on l’eût pris pour un convalescent. Le missionnaire savait à quoi s’en tenir.

«Vous disiez donc que le sort de votre ami vous inquiète» ? lui dit-il.

David Raine acquiesça de la tête et des plis apparurent aux commissures de ses lèvres.

« Certes, je me tourmente à son sujet.»

Pendant un instant, il se tourna vers la fenêtre. Les petits démons de neige frappèrent plus violemment sur les vitres, comme si l’apparition de ce visage pâle excitait leur fureur.

« Avez-vous déjà entendu parler d’un homme qui se perd ? » ajouta-t-il, regardant de nouveau le Père Roland. Je n’entends point par là celui qui s’égare dans les bois, dans le désert, ou qui devient fou… mais celui qui se perd corps et âme… un homme sans volonté, pour qui rien ne compte plus dans la vie.

— Oui, j’ai connu autrefois un individu anéanti de la sorte… mais il s’est ressaisi, dit le missionnaire en se redressant. Parlez-moi de votre ami. Depuis trois ans, voici la première fois que je retourne vers les confins de la civilisation, et ce que vous m’apprenez diffère tellement de ce qui se passe autour de moi ! S’il n’y a pas d’indiscrétion, voulez-vous me raconter l’histoire de votre vieil ami ?

— C’est bien une triste histoire… et par une nuit semblable…

— … on comprend mieux les drames du cœur humain », interrompit le pasteur.

Une légère rougeur monta aux joues de David Raine.

« Naturellement… il y a une femme dans l’histoire, dit le jeune homme.

— Ah ! oui la femme…

—  Je me suis souvent demandé si mon camarade aimait cette femme pour elle-même ou pour sa beauté, reprit David, les yeux brillants. Elle était belle… presque trop belle… Cependant, je crois qu’il l’aimait réellement, car lorsqu’elle disparut de sa vie, il lui sembla rouler dans un noir précipice. Plus d’une fois, je me suis posé cette question : l’eût-il aimée si elle avait été moins belle ? Je crois pouvoir répondre par l’affirmative. En artiste, il se complaisait à admirer la pureté de ses traits et la souplesse de son corps. Possédant un trésor, il se considérait comme l’homme le plus riche de la terre.