Le printemps disparaît, faisant place à l’été pluvieux ; ensuite vient l’automne dans la chaude lumière qui dore les moissons mûres ; l’hiver, avec ses brumes matinales, avec ses nuits hostiles, succède à l’automne. Et voici que le nouveau printemps renaît des saisons mortes. La fille du Roi est à sa fenêtre ; parmi ses cheveux défaits brille toujours une chaîne de perles…
Madâna
Aux premiers matins du monde, Madâna, dieu de l’Amour, vous rôdiez ici-bas parmi les mortels. Votre frémissant oriflamme ralliait de jeunes hommes qui s’élançaient à votre rencontre pour vous saluer. Et tandis que l’air s’embaumait du parfum des vendanges, leurs pensées, comme de chaudes roses, se couvraient d’une pourpre soudaine !
Des poètes, sur les marches de votre temple, vous présentaient leurs chants ; des gazelles en couples léchaient vos doigts divins ; le tigre et la tigresse se couchaient docilement à vos pieds. Chaque soir des vierges allumaient la torche de votre sanctuaire et déposaient devant vous les bourgeons acérés du Champâ pour en façonner des javelots.
Celles-ci, les timides, vous suppliaient de les épargner lorsque, soulevant votre arc, vous en étiriez la corde ; celles-là, les curieuses, dérobant en secret une flèche de votre carquois en essayaient la pointe sur leur sein. Quand vous dormiez las et languide, à l’ombre des forêts, des fiancées passaient, repassaient devant vous et remuaient les clochettes de leurs ceintures tout en vous épiant d’un regard sournois et voilé.
L’une d’elles ne vint-elle pas au bord de la rivière ? Ignorant encore qu’elle serait votre victime et paresseusement étendue sur la berge herbeuse, elle laissait sa cruche flotter dans le courant. Vous approchiez… Votre rire éclatant surprit sa rêverie… Confuse elle se leva et tenta vainement de vous punir en vous lançant de l’eau.
Retournez vers la terre, dieu de l’Amour ! Les fleurs sauvages voudraient se mêler au désordre de vos boucles ; la lampe nuptiale, au fond du silence nocturne, attend votre venue ; la terre desséchée songe au baiser de vos pas. Le cœur de l’homme, comme une coupe offerte, demande à recevoir le vin de votre paradis !
***
Le feu de ta colère, ô Shiva, divin Ascète, a réduit en cendres le corps de Madâna pour délivrer son âme – ainsi s’est-elle répandue à travers les éléments ! Depuis lors, jour et nuit, son haleine trouble celle du vent ; le brouillard de ses larmes descend comme un voile sur le visage des crépuscules ; sa plainte semble émaner du sein même des choses, et son chant assourdi, dans le silence des soirs d’avril, met en extase la terre !
L’adolescent s’émerveille des sauvages ardeurs qui soudain vibrent en lui avec le rythme de son sang ; la vierge interroge les signes mystérieux qui lui sont faits par la nature ; les épaves d’un monde de félicités semblent glisser sur les nuages d’Automne… Un message nous est confié par ce tournesol épanoui sous le soleil du jour.
Le halo de la lune entre les branches ressemble à la robe lumineuse d’une apparition déjà dissipée ; la rougeur naissante de l’aube évoque un sourire évasif derrière un masque à demi levé ; là où des amants, jadis, échangeaient leurs baisers, naissent aujourd’hui les fleurs de la prairie. Ta colère, ô divin Ascète, n’a consumé le corps de Madâna que pour immortaliser son fantôme dans l’âme de l’univers !
Ourvashi
Vous n’êtes ni mère, ni fille, ni fiancée, Ourvashi ! Vous êtes femme pour avoir de telle sorte volé l’âme du Paradis !
Quand le soir fatigué s’en revient avec les troupeaux, vous ne préparez point les lampes de la demeure ; vous n’entrez pas avec un cœur ému, avec un sourire tremblant, heureuse du secret nocturne, dans la couche nuptiale. Comme l’aurore vous êtes sans voiles, Ourvashi, et sans honte.
Nul n’imaginerait le débordement de splendeur qui vous créa !
Sortie des flots dès le premier matin du premier printemps vous portiez la coupe de la vie dans votre main droite et du poison dans votre main gauche. L’orageux océan, apaisé comme un serpent qu’on charme, roulait ses têtes innombrables à vos pieds. Votre grâce radieuse émergea des écumes, nue et sans tache et pareille à la fleur du jasmin.
Fûtes-vous jamais enfantine ou timide, Ourvashi, jeunesse inaltérable ?
Dormiez-vous, Fille des îles de corail, bercée au fond des nuits bleues et fluides, parmi ces étranges reflets de gemmes que prennent les coquillages, au milieu des monstres multiformes qui grouillaient ici-bas avant la naissance du jour ?
Vous êtes adorée des hommes de tous les temps, ô perpétuelle Merveille !
Le monde s’émeut d’une souffrance enchantée au seul regard de vos yeux. Les ascètes vous abandonnent le fruit de leurs austérités, les chants des poètes tournoient dans le parfum de votre présence. Vos pieds, portés par une insouciante joie, sonnent sur les ailes du vent comme des cloches d’or.
Vous dansez devant les dieux, lançant des rythmes nouveaux à travers l’espace, Ourvashi !
La terre alors sent frissonner ses herbes et ses feuillages, les moissons d’automne se balancent, les mers se soulèvent de toutes leurs furieuses vagues cadencées ; les astres, perles passées à la chaîne qui saute sur votre gorge et qui se brise, les astres tombent du firmament, et les cœurs humains palpitent d’une ardeur renouvelée.
La première, Ourvashi, vous avez rompu le sommeil des âges et fait vibrer les airs d’un frémissement d’inquiétude.
L’univers vous baigne de ses larmes ; vos pieds sont rougis du sang de son cœur ; légère, vous cherchez votre équilibre sur l’instable corolle de lotus du désir, et vous jouez sans fin dans cette intelligence sans limites où Dieu compose ses rêves tumultueux !
L’Âme des paysages
Quelques-uns des poèmes qui vont suivre furent inspirés à Tagore par les chants des Bauls, secte errante et mendiante de l’Inde.
I
Si j’avais vécu dans Ujjain, la ville royale, à l’époque où Kalidâsa fut poète du roi, j’aurais connu quelque fille de Malva et ma pensée se serait émue des musiques de son nom.
Elle m’eut, à travers l’ombre oblique de ses cils, effrontément regardé ; elle eut prétexté d’accrocher son voile aux rameaux d’un jasmin pour s’attarder auprès de moi.
De telles choses advinrent en des jours passés dont l’empreinte disparaît sous les feuilles mortes, et les étudiants d’aujourd’hui se querellent sur des dates qui jouent à cache-cache.
Ces âges enfuis, je ne les pleurerai point ; mais hélas ! et encore hélas ! que les filles de Malva s’en soient allées à leur suite… En quelles sphères divines ont-elles donc porté leurs corbeilles débordantes de roses ?
Je m’attriste, ce matin, d’être né trop tard pour rencontrer celles que j’aurais dû connaître ; et pourtant Avril porte les mêmes fleurs dont elles tressaient leurs cheveux.
La même brise du sud qui remuait leurs voiles balance les roses d’à présent, et nulle joie ne manque à ce printemps que Kalidâsa n’est plus là pour chanter.
Mais je sais bien que s’il me voit du Paradis des poètes il a des raisons d’être jaloux !
II
Mon cœur est une flûte dont a joué mon amant. Si quelque jour elle doit tomber en des mains étrangères, qu’il la jette au loin !
La flûte de mon amant lui est chère. Si jamais une autre haleine en veut tirer des sons d’un autre mode, qu’il jonche le sol de ses débris !
III
Vous êtes à l’infini variée dans l’exubérance de l’univers, Dame aux multiples magnificences !
Votre route est semée de lumières, votre attouchement fait naître des fleurs, la traîne de votre robe balaye une danse d’étoiles, et vos musiques aux notes diverses trouvent leur écho parmi des mondes innombrables !
Mais unique dans l’inconnaissable mystère de l’âme, ô Dame du silence et de la solitude, vous voici corolle de lotus sur la tige de l’Amour…
IV
Quand le destin nous devient avare et que les mondes de l’amour s’évanouissent ; quand les caresses, quand les sourires nous sont comptés ou refusés ; quand les amis d’hier nous négligent et que nos débiteurs nous fuient, alors il est temps pour vous, Poète, fermant au cadenas votre porte, d’unir les mots aux mots et les rythmes aux rythmes.
Quand le destin d’humeur changeante nous accorde des faveurs nouvelles ; quand le fleuve des plaisirs, naguère desséché, inonde soudain notre vie ; quand les amis frappent à notre porte et que les ennemis font trêve ; quand des yeux tendres nous contemplent et que des sourires nous envoient leurs messages, alors il est temps pour vous, Poète, de livrer vos rythmes au vent, d’unir votre cœur à un cœur et vos lèvres à d’autres lèvres.
V
Tu te donnes à moi comme une fleur qui ne s’épanouit qu’aux approches du soir et dont la présence se trahit par les senteurs qu’elle dégage dans l’ombre. Ainsi vient à pas sourds le printemps, quand ses bourgeons gonflent les écorces.
Tu t’imposes à mon esprit comme les hautes vagues de la marée montante, et mon cœur se noie sous des chants houleux.
Je pressentais ta venue comme la nuit pressent l’aube. À travers des nuages qui s’empourprent un ciel nouveau m’est révélé.
VI
Ô Sakhi(1), ma peine est sans bornes. Août s’en vient chargé de lourds nuages et ma demeure reste solitaire.
L’orage menace, le sol détrempé se ravine ; mon amour s’attarde au loin… Mon âme est défaillante d’angoisse.
J’entends le cri des paons et le coassement des grenouilles. L’ombre, à présent, m’envahit toute !
Vidyapati(2) demande : « Jeune femme, comment passeras-tu tes jours et tes nuits sans ton Seigneur ? »
VII
Je vous tiendrai caché dans mes yeux, mon amour ; j’enchâsserai votre image comme un joyau pour la porter sur ma poitrine.
Vous fûtes en moi dès l’enfance, à travers ma jeunesse, à travers ma vie entière, à travers mes rêves !
Je vous retrouve ainsi lorsque je m’éveille comme lorsque je m’endors.
J’ai songé et songé encore, et je sais que votre amour est mon trésor unique.
Chandidadas(3) dit : « Soyez tendre à celle qui vous aime dans la vie et dans la mort. »
VIII
Je me sens mêlée à la poussière sur laquelle marche mon Bien-Aimé, à l’eau des lacs dans lesquels il se baigne.
Ô Sakhi ! mon amour passe les bornes de la mort pour s’élancer à sa rencontre !
Je suis une avec le miroir qui double son image, une avec l’air qui le frôle lorsqu’il remue son éventail.
Govindadas(4) dit : « Vous êtes la bague d’or, jeune femme ; il est l’émeraude. »
XIX
Heureux fut mon réveil, ce matin, car j’ai vu mon Bien-Aimé. L’infini n’est qu’une joie et ma jeunesse connaît sa plénitude.
Mes doutes et mes angoisses se dissipent ; c’est aujourd’hui que ma demeure est vraiment ma demeure, que mon corps devient vraiment mon corps.
Oiseaux, chantez vos chants les plus purs ! Soleil, brillez de votre plus douce lumière ! Laissez voler vos flèches, ô dieu de l’Amour !
J’attends l’heure où je frémirai toute sous ses caresses… Vidyapati dit : « Votre bonheur est grand, femme, béni soit votre amour. »
X
Lorsque je t’ai rencontré par une nuit sans étoiles, perdu dans un labyrinthe obscur, mon désir fut de te guider avec ma lanterne. Mais tu ne désirais pas mon désir.
Quand je t’ai vu passer sur le chemin de l’insulte, lançant tes chansons à la poussière, mon désir fut de te couronner avec des fleurs fraîches. Mais tu ne désirais pas mon désir.
Quand tes serviteurs pleuraient ou menaçaient, réclamant un salaire indû, mon désir fut de m’offrir à toi pour rien. Mais tu ne désirais pas mon désir…
XI
Je me suis arrêtée au bord de la route : si ma présence ne t’est pas douce, je n’irai pas plus avant.
Si tu n’as pas besoin de mon amour, laisse-moi te quitter ici. Je ne mendierai plus un seul de tes regards, si les miens t’importunent.
La poussière et la lumière crue de midi m’aveuglent, mais au bord de la route j’attendrai que ton cœur, peut-être, revienne chercher le mien.
XII
Par votre haleine je m’exhale en vivantes notes de joie ou de douleur.
Je suis une avec votre chant, qu’il soit matinal ou nocturne, qu’il se glisse parmi les rayons du soleil ou parmi les ombres du soir.
Si je devais me perdre toute dans l’envol de ce chant, je n’en ressentirais nulle peine tant cette mélodie m’est chère !
XIII
Cède, ô bourgeon, cède ! Laisse ton cœur éclater enfin !
L’esprit de l’épanouissement sur toi s’est rué. Peux-tu rester bourgeon encore ?
XIV
Amant téméraire de la nature, ô Printemps, fais haleter le cœur des forêts dans son effort pour s’exprimer !
Viens en souffles d’inquiétude là où des fleurs s’épanouissent parmi des feuilles nouvelles ! Romps comme une révolte lumineuse la vigile nocturne, et sous la terre même annonce leur liberté prochaine aux semences emprisonnées !
Comme l’éclair, comme l’orage, va, pénètre soudain dans la ville nombreuse. Délivre le verbe figé ; dirige la lutte inconsciente ; ranime l’ardeur qui faiblit… Vaincs la mort !
XV
Le bac glisse entre les deux villages qui se regardent à travers l’étroit courant.
L’eau n’est pas profonde. C’est une simple interruption dans les petites aventures quotidiennes, comme celle qui se ferait dans les paroles d’un chant alors que sa mélodie continue…
Ils se considèrent, les deux villages, à travers l’eau babillarde, et le bac glisse entre eux d’âge en âge, et du temps des semences au temps des moissons.
XVI
Quand, pareil à une épée luisante, le torrent de la colline a été replacé par le soir dans son fourreau d’ombre, une bande d’oiseaux passe avec de frissonnantes rumeurs d’ailes.
Cette fuite parmi les choses immobiles y ranime le désir soudain du mouvement ; elle déchire les réseaux du silence ; elle se révèle comme un grand émoi !
J’imagine les monts et les forêts volant à travers les âges ; j’imagine que de la nuit renaît la lumière à chaque rencontre d’étoile…
Je sens en moi-même l’essor d’un oiseau migrateur ; il se fraye une route par delà la vie et la mort, tandis que notre monde inquiet voyage sans repos dans l’infini sans bornes.
XVII
Mes yeux ne voient que la terre, mais mon cœur aime et devine, et il connaît la joie.
Des plaisirs fleurissent autour de moi, prenant mille formes. Mais où donc est le fil secret de votre cœur qui les reliera en guirlandes ?
La flûte du Maître chante à travers toutes choses ; j’écoute, et je suis dans sa demeure.
Il est la mer, et la rivière qui mène à la mer, et il est aussi la rive.
XVIII
En amour le but n’est pas douleur ou joie, mais amour !
Le libre amour unit ; il s’allume par l’amour comme la flamme par la flamme.
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