Les vents perplexes s’apaisaient pour un temps et les flots gémissaient. Je t’ai demandé : « La tour du sommeil se trouve-t-elle quelque part après le bûcher de cendres mourantes du jour consumé ? »
Tu ne m’as pas répondu ; seuls tes yeux ont brillé comme la frange des nuées pourpres du couchant.
Ce soir ta silhouette s’embue dans les ténèbres, tes cheveux battus par le vent frôlent ma joue et parfument ma tristesse. Je cherche à saisir un pli de ta tunique et je demande : « Existe-t-il par delà l’infini, ô Dame de mon voyage, un jardin des morts où mes chants s’épanouiront dans ton silence ? »
Tu souris, et ton sourire rayonne comme le halo d’or des étoiles à minuit.
II
Amour, tu as coloré mes pensées et mes rêves avec les derniers reflets de ta gloire, tu as transfiguré ma vie par la beauté prochaine de ma mort. Comme le soleil couchant nous laisse entrevoir un peu du paradis, tu as changé ma douleur en une extase suprême.
Par ta magie, Amour, la vie et la mort sont devenues pour moi un même vaste émerveillement !
III
L’heure s’obscurcit et la flamme mourante de ma lampe vacille.
Je n’ai pas remarqué l’instant où le soir est entré dans la nuit, comme la fille du village qui, après avoir rempli une dernière cruche à la rivière, referme la porte de sa case.
Je te parlais, Bien-Aimée, avec un esprit conscient seulement de ma propre voix. Dis-moi, mes paroles avaient-elles un sens ? Ont-elles apporté quelque message venu de plus loin que des rives de ce monde ?
À présent que je me suis tu, je sens mieux la paix nocturne débordante de pensées. Mais je contemple avec terreur l’abîme muet qui de ces pensées me sépare !
IV
Tu désirais mon amour et cependant tu ne m’aimais pas. Désormais ma vie se noua à la tienne comme une chaîne dont les anneaux t’enserrent plus étroitement lorsque tu luttes pour t’évader.
Mon désespoir est un compagnon mortel qui s’exalte à la moindre de tes faveurs et qui cherche à t’entraîner dans l’ombre et dans les larmes.
Tu brisas ma liberté, mais avec ses épaves s’est édifiée ta propre geôle.
V
Pour une fois, voyageur, sois imprudent et détourne-toi de ton chemin. Bien qu’éveillé, sois comme le jour captif d’un filet de brouillard.
N’évite pas le jardin des cœurs égarés, là-bas, au terme de la mauvaise route ; là-bas où l’herbe est jonchée de fleurs rouges poussant à l’abandon, où des eaux mélancoliques sombrent dans la mer houleuse.
Longtemps, sans repos, tu as veillé sur le butin des années inutiles ; qu’il soit enfin dissipé ! Il te restera le triomphe désespéré d’avoir tout perdu.
VI
Nous étions ensemble lorsque le Printemps a frappé à notre porte en criant : Laissez-moi entrer ! Il nous offrait les secrets murmurés de sa joie, le frisson des pousses nouvelles !
J’étais occupé de mes pensées, vous étiez assise à votre rouet… Il s’éloigna, et soudain nous le vîmes disparaître avec les dernières roses.
À présent que vous n’êtes plus là, Bien-Aimée, le Printemps frappe et dit encore : Laisse-moi entrer ! Il m’offre le frisson des feuilles sèches, l’écho d’un roucoulement de colombe.
Je suis assis à la fenêtre et un fantôme, près de moi, file des songes tristes… Et pour le Printemps qui n’a plus que de secrètes douleurs à m’offrir toutes les portes se sont ouvertes !
VII
Ne reste pas devant ma demeure avec des yeux avides qui me demandent mon secret. Ce n’est qu’une pierre menue striée de sang par la passion.
Quels dons m’apportent tes deux mains qui les veulent jeter devant moi dans la poussière ? Si j’accepte, je crains d’être chargé d’une dette insolvable…
Ne reste pas devant ma fenêtre avec ta jeunesse et tes fleurs, elles insultent à ma misère !
VIII
Je sais qu’elle fut l’étoile de mon matin et qu’elle est revenue pour moi dans le ciel du soir, car je reconnais son sourire.
Je l’avais perdue pendant les lourdes heures de la journée ; mais elle s’est embarquée pour un voyage solitaire qui devait nous réunir au seuil de la nuit.
Sa voix, jadis, troublait mon sang avec des tentations aventureuses ; parmi les ombres elle murmure à présent des choses que je ne comprends pas.
Mais je sais qu’elle est toujours la même qui, sous des voiles changeants, me demande encore une parole d’amour !
IX
J’allais la quitter. Elle ne parlait pas, mais je connaissais à sa langueur qu’elle eût aimé me retenir.
Maintes fois j’avais cru deviner la supplication de ses mains, bien qu’elle en fût inconsciente ; ses bras hésitants eussent pu devenir une guirlande de jeunesse autour de mon cou…
Tant de gestes craintifs reviennent à ma mémoire et me révèlent des choses tenues secrètes jusque-là.
X
Derrière le grillage rouillé de la fenêtre une fille brune et laide est assise, pareille à une barque échouée sur les sables.
Après le travail du jour je retourne dans ma demeure, et mes regards sont attirés par elle.
Elle me fait songer à des lacs dont les eaux nocturnes seraient ourlées par le clair de lune.
Elle n’a que sa fenêtre pour toute liberté ; c’est par là que la lumière du matin salue ses nostalgies ; c’est par là que ses yeux sombres, comme des astres perdus retournent à leur ciel.
XI
Nul n’accoste à cette rive. Les filles n’y viennent pas puiser de l’eau ; la côte est broussailleuse ; des Saliks, par troupes bruyantes, creusent leurs nids dans l’abrupte falaise hostile aux barques des pêcheurs.
Tu choisis pour t’asseoir un banc d’algues sèches et l’heure avance. À qui penses-tu ? Elle me regarde et répond : « À personne. »
Nul bétail ne vient s’abreuver à cette rive. Seules quelques chèvres égarées broutent l’herbe rare près de l’oblique Peepal déraciné.
Tu es assise dans l’ombre avare et l’heure avance. Dis-moi, qui donc attends-tu ? – Elle me regarde et répond : « Personne. »
XII
Naguère, durant les languides heures de Mars, je t’attendais vainement. Tu viens à présent avec la saison des pluies et tu fais dans mon cœur vibrer la symphonie des orages et des vents fous !
En ces jours passés de Mars je croyais t’avoir aperçue glissant sur les fleurs de la prairie et les entraînant dans les plis de ta jupe flottante ; je croyais avoir entendu le cliquetis de tes bracelets, respiré ton haleine douce le long des allées du jardin…
Aujourd’hui je découvre ta présence dans toute la forêt ; je vois tes cheveux comme une ondée obscure se répandre à travers le ciel ; tu penches sur moi ton ombre magique, et j’entends les échos d’un grave cérémonial.
Les parures légères que j’avais pour toi réunies sont une bien minime offrande ; je n’ai pas encore su faire chanter mon luth comme il convient pour ta louange. Mais pouvais-je deviner, moi qui te préparais de claires épousailles, qu’en t’approchant je deviendrais le serviteur d’un culte ?
XIII
Votre pensée m’accompagne sans cesse, Bien-Aimée ; puissiez-vous en retour ne pas penser à moi seulement quand vous en avez le loisir. Ma vie se passe à vous attendre ; puissiez-vous ne pas venir à moi seulement quand vous vous souvenez !
Sur ma couche solitaire je demeure des nuits entières à vous espérer. La lueur de ma lampe pâlit enfin dans l’aube naissante, et mes yeux sont las d’avoir longtemps veillé.
Couronnée de grâces vous marchez en chantant au milieu des heures heureuses… Se peut-il qu’à ces heures heureuses j’aille mêler mes pas si le hasard me les fait rencontrer ?
XIV
Elle a vers moi tourné légèrement la tête et m’a lancé un furtif regard d’adieu.
Ce fut son ultime don. Où pourrai-je dorénavant le préserver des heures écrasantes ?
Le soir doit-il vraiment effacer cette tendre lueur d’angoisse comme il efface la dernière flamme du soleil couchant ? Faut-il que l’orage l’entraîne dans ses urnes, comme il entraîne le pollen dispersé des fleurs ?
Laissez à la mort la gloire des princes et la puissance des riches. À moi les larmes et le souvenir d’un regard passionné !
Mon chant dit : « Je n’envie ni la gloire des princes ni la puissance des riches, mais telles choses précieuses et secrètes m’appartiennent. »
XV
Elle m’a quitté à l’heure où la nuit déjà se dissipe.
Mon esprit cherchait sa consolation dans la pensée que tout est vanité. « Et pourtant, disais-je, ce nom tracé qui fut le sien, cet éventail en feuilles de palmier, par ses doigts brodé de soie pourpre, ne sont-ce pas là des choses réelles ? »
Comme un enfant inquiet qui blesse sa propre mère je renversais tout en moi et hors de moi, et je murmurais avec rancune : « Notre monde est un monde de trahison ! »
Mais du firmament semé d’étoiles descendait un reproche ; une voix parlait à mon oreille : « Ingrat ! apprends à combler le vide que j’ai laissé par le souvenir vivant de mon passage ! »
XVI
Le nom qu’elle avait coutume de me donner, pareil au jasmin fleurissant embauma les années de notre amour. Les reflets qui tremblent avec les feuillages, les senteurs de l’herbe dans la nuit pluvieuse, la paix des heures qui terminent un soir paresseux, se mêlaient à son écho.
Celui qui répondait à ce nom n’était pas seulement une œuvre de Dieu ; elle aussi le recréa pour elle au cours des années fugitives.
Depuis, les jours vagabonds ne se groupent plus dans le nom murmuré par sa voix. Ils disent : « Qui nous rassemblera désormais ? nous cherchons notre bergère… »
Comme les nuages du soir ils vont à la dérive ; ils flottent dans l’obscurité ; ils se perdent dans l’éternel oubli.
XVII
Quand nous nous sommes rencontrés mon cœur s’exprimait en musique : « Celle qui est à jamais loin de toi s’est à jamais rapprochée. »
Mon chant s’arrête, et j’en viens à croire ma Bien-Aimée toute proche, oubliant en vérité qu’elle est loin, très loin de moi.
La musique comble l’infini qui sépare nos deux âmes. Or ceci nous était caché jadis par le brumeux écran des choses quotidiennes.
Au sein des fugaces nuits d’été, lorsqu’une rumeur s’élève du silence, je pleure l’absence de celle qui est près de moi. Je m’interroge : « Quand donc pourrai-je murmurer à son oreille des mots qui portent en eux le rythme de l’éternité ? »
Sortez de vos langueurs, ô mes chants ! À travers l’écran déchiré des choses quotidiennes montez jusqu’à ma Bien-Aimée dans la surprise éternelle des premières rencontres !
XVIII
Vous vous êtes baignée dans la sombre mer. Vous êtes vêtue de la robe des fiancées ; vous traversez l’arche de la Mort et vous attendez les épousailles de l’âme.
Nul ne touche aux luths endormis ; nul n’agace les tambourins ; les foules sont absentes, et sur la porte personne n’a suspendu de guirlandes.
Loin des lampes allumées, dans un rituel nouveau, les paroles que vous ne prononcez pas vont au-devant des miennes.
XIX
Sans doute m’arrêterai-je interdit si jamais nous nous retrouvons dans une vie future, marchant à la lumière d’un autre monde lointain.
Je comprendrai que tes yeux pareils à des étoiles d’aube ont appartenu à ce nocturne ciel oublié d’une existence abolie.
Oui, je comprendrai que la magie de ton visage se pare encore du rayonnement passionné de mon regard lors d’une rencontre immémoriale, et qu’à mon amour tu dois un mystère dont on ne sait plus d’où il vient.
XX
La rivière est glauque et les souffles du vent sont enrobés dans un nuage de sable.
Matinée inquiète et sombre ! Les oiseaux se taisent au fond de leurs nids secoués ; mon abandon murmure : « où peut-elle être ? »
Jadis, assis côte à côte, nous laissions fuir le temps. Parmi nos jeux et nos rires la majesté de l’amour ne trouvait pas à s’exprimer.
J’étais satisfait de choses minimes, elle gaspillait les heures en de babillardes futilités.
Aujourd’hui c’est en vain que je la voudrais ici dans la mélancolie de cette proche tempête, dans l’âme de cette solitude !
XXI
Mon cœur laissera un peu de ses nuances à tous vos aspects, ô Terre, quand je vous aurai quittée.
Quelques échos de mon âme seront ajoutés à l’harmonie de vos saisons ; ma pensée viendra, méconnaissable, rôder dans le cycle de vos lumières et de vos ombres.
En des jours futurs, quand l’été frappera au jardin des amants, ils ne sauront pas que les fleurs de leurs bosquets empruntent une beauté plus vive à mes chants, ni que leur amour pour ce monde s’accroît encore du mien.
XXII
Avec vous sont parties nos fugitives heures d’amour, et je cherche à savoir en quel lieu vous les préservez de la poussière amoncelée lentement.
Dans ma solitude je ne retrouve que votre chant ; il mourut sur vos lèvres mais laissa d’impérissables échos.
Les soupirs de vos heures insatisfaites je les découvre dans la paix des crépuscules d’automne ; vos désirs mêmes reviennent hanter mon âme du fond de votre passé. Immobile, j’écoute bruire leurs ailes…
XXIII
Révèle-toi, Passé sans commencement ! Les siècles roulent vers ton sein des vagues murmurantes, mais elles perdent tous sens et toute vibration en sombrant dans ta noire immensité sans rides.
Tu n’es pas mort, Passé, mais tu restes secret. Et pourtant j’ai senti dans mon être glisser tes pieds magiques, et je t’ai parfois deviné dans l’âme de certaines heures.
Car tu ne perds rien de ce qui fut ! Tu retraces l’histoire de nos ancêtres sur les feuillets impondérables de nos vies ; il te souvient des noms oubliés ; le Présent inquiet parle avec ta voix du seuil de ton silence !
XXIV
Comme le pitoyable crépuscule abolit les stigmates du jour, laisse ma douleur de t’avoir perdue, ô Bien-Aimée, jeter sur moi le voile parfait du silence.
Laisse les ruines et les naufrages se mêler à l’immensité d’un soir apaisé par ton souvenir, et plein d’une harmonie sereine de tristesse et de paix !
XXV
C’est dans un sentier plein d’herbes hautes que j’entendis sa voix : « Me connais-tu ? »
Je me retournai, et l’ayant vue : « Il ne me souvient plus de ton nom, » dis-je.
Elle répondit : « Je suis la première grande douleur de ta jeunesse, » et ses yeux ressemblaient au matin ruisselant de rosée.
« Est-il épuisé, le profond trésor de tes larmes ? » repris-je.
Elle souriait et ne répondait pas. Je compris que ses larmes avaient eu le temps d’apprendre un nouveau langage.
« Tu disais alors, » murmura-t-elle, « que tu chérirais à jamais ta peine. »
Je rougis.
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