Jock, mon garçon, vous aurez la bonté de partir avec la
charrette pour Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre
cousine Edie y sera, et vous pourrez l'amener à West Inch.
Je me mis donc en route à cinq heures et quart
avec la Souter Johnnie, notre jument de quinze ans aux
longs poils, et notre charrette avec la caisse repeinte à neuf qui
ne nous servait que dans les grands jours.
La diligence apparut au moment même où
j'arrivais, et moi, comme un niais de jeune campagnard, sans songer
aux années qui s'étaient écoulées, je cherchais dans la foule aux
environs de l'auberge un bout de fille en jupe courte arrivant à
peine aux genoux.
Et comme je m'avançais obliquement, le cou
tendu, je me sentis toucher le coude, et me trouvai en face d'une
dame vêtue de noirs debout sur les marches, et j'appris que c'était
ma cousine Edie.
Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne
m'avait pas touché, j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans
la reconnaître.
Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors
demandé si elle était jolie ou non, je n'aurais su que lui
répondre.
Elle était brune, bien plus brune que ne le
sont ordinairement nos jeunes filles du border, et pourtant à
travers ce teint charmant, s'entrevoyait une nuance de carmin
pareille à la teinte plus chaude qu'on remarque au centre d'une
rose soufre.
Ses lèvres étaient rouges, exprimant la
douceur, et la fermeté, mais dès ce moment même, je vis au premier
coup d'œil flotter au fond de ses grands yeux une expression de
malice narquoise.
Elle s'empara de moi séance tenante, comme si
j'avais fait partie de son héritage. Elle allongea la main et me
cueillit.
Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai
dit, et dans un costume qui me fit l'effet d'une mode
extraordinaire, et elle portait un voile noir qu'elle avait écarté
de devant sa figure.
– Ah ! Jock, me dit-elle en mettant dans
son anglais un accent maniéré qu'elle avait appris à la pension.
Non, non, nous sommes un peu trop grands pour cela ?…
Cela, c'était parce que, avec ma sotte
gaucherie, j'avançais ma figure brune pour l'embrasser, comme je
l'avais fait la dernière fois que nous nous étions vus…
– Soyez bon garçon et donnez un shilling au
conducteur, qui a été extrêmement complaisant pour moi pendant le
trajet.
Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais
en poche qu'une pièce d'argent de quatre pence.
Jamais le manque d'argent ne me parut plus
pénible qu'à ce moment-là.
Mais elle me devina d'un simple regard, et
aussitôt une petite bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut
glissée dans la main.
Je payai l'homme et allais rendre la bourse à
Edie, mais elle me força de la garder.
– Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en
riant. C'est là votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où
vais je m'asseoir ?
– Sur le sac, dis-je.
– Et comment faire pour monter ?
– Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous
aiderai.
Je me hissai d'un saut, et je pris deux
petites mains gantées dans les miennes.
Comme elle passait par-dessus le côté de la
carriole, son haleine passa sur sa figure, une haleine douce et
chaude, et aussitôt s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues
et inquiètes de mon âme.
Il me sembla que cet instant m'enlevait à
moi-même et faisait de moi un des membres de la race des
hommes.
Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut
à un cheval pour agiter sa queue, et pourtant un événement s'était
produit.
Une barrière avait surgi quelque part.
J'entrai dans une vie plus large et plus
intelligente.
J'éprouvai tout cela sous une brusque averse,
et pourtant dans ma timidité, dans ma réserve, je ne sus faire
autre chose que d'égaliser le rembourrage du sac.
Elle suivait des yeux la diligence qui
reprenait à grand bruit la direction de Berwick.
Tout à coup elle se mit à faire voltiger en
l'air son mouchoir.
– Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois
qu'il a dû être officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être
l'avez-vous remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec
un pardessus brun.
Je secouai la tête, et toute la joie qui
m'avait envahi fit place à une sotte mauvaise humeur.
– Ah ! mais je ne le reverrai jamais.
Voici toutes les collines vertes, et la route brune et
tortueuse ; elles sont bien restées les mêmes qu'autrefois.
Vous aussi, Jock, je trouve que vous n'avez pas beaucoup changé.
J'espère que vos manières sont meilleures que jadis ; vous ne
chercherez pas à me mettre des grenouilles dans le cou, n'est-ce
pas ?
Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson
dans tout le corps.
– Nous ferons tout notre possible pour vous
rendre heureuse à West Inch, dis-je en jouant avec le fouet.
– Assurément, c'est bien de la bonté de votre
part que d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle.
– C'est bien de la bonté de votre part que de
venir, cousine Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien
monotone, je le crains, dis-je.
– Elle sera assez calme en effet, Jock,
n'est-ce pas ? Il n'y a pas beaucoup d'hommes par là-bas,
autant qu'il m’en souvient.
– Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il
vient passer la soirée de temps à autre. C'est un brave vieux
soldat, qui a reçu une balle dans le genou, pendant qu'il servait
sous Wellington.
– Ah ! quand je parle d'hommes, je ne
veux pas parler des vieilles gens qui ont une balle dans le genou,
je parle de gens de notre âge, dont on peut se faire des amis. À
propos, ce vieux docteur si aigre, il avait un fils, n'est ce
pas ?
– Oh ! oui, c'est Jim Horscroft, mon
meilleur ami.
– Est-il chez lui ?
– Non, il reviendra bientôt. Il fait encore
ses études à Édimbourg.
– Alors nous nous tiendrons mutuellement
compagnie jusqu'à son retour, Jock. Ah ! je suis bien lasse,
et je voudrais être arrivée à West Inch.
Je fis arpenter la route à la vieille
Souter Johnnie, d'une allure à laquelle elle n'a jamais
marché ni avant, ni depuis.
Une heure après, Edie était assise devant la
table à souper.
Ma mère avait servi non seulement du beurre,
mais encore de la gelée de groseilles qui, dans son assiette de
verre, scintillait à la lumière de la chandelle et faisait fort bon
effet.
Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes
parents étaient tout aussi surpris que moi, du changement qui
s'était opéré en elle, mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que
moi.
Ma mère était si impressionnée par l'objet en
plumes qu'elle lui vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss
Calder au lieu de Edie, et ma cousine, de son air joli et léger, la
menaçait du doigt toutes les fois qu'elle se servait de ce nom.
Après le souper, quand elle fut allée se
coucher, ils ne purent parler d'autre chose que de son air et de
son éducation.
– Tout de même, pour le dire en passant, fit
mon père, elle n'a pas l'air d'avoir le cœur brisé par la mort de
mon frère.
Alors, pour la première fois, je me souvins
qu'elle n'avait pas dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous
étions revus.
Chapitre 3
L'OMBRE SUR LES EAUX
Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie
pour régner souverainement à West Inch et pour faire de nous tous,
y compris mon père, ses sujets.
Elle avait de l'argent, et tant qu'elle
voulait, bien qu'aucun de nous ne sût combien.
Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings
par semaine paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément
la somme à sept shillings six pence.
La chambre du sud, la plus ensoleillée, et
dont la fenêtre était encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée,
et c'était merveille de voir les bibelots qu'elle avait apportés de
Berwick pour les y ranger.
Elle faisait le voyage deux fois par semaine,
et comme la carriole ne lui plaisait pas, elle loua le gig
d'Angus Whitehead, qui avait la ferme de l'autre côté de la
côte.
Et il était rare qu'elle revînt sans apporter
quelque chose pour l'un de nous ; une pipe de bois pour mon
père, un plaid des Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un
collier de cuivre pour Rob, notre collie.
Jamais on ne vit femme plus dépensière.
Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut
avant tout sa présence.
Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du
paysage.
Le soleil était plus brillant, les collines
plus vertes et l'air plus doux depuis le jour de sa venue.
Nos existences perdirent leur banalité,
maintenant que nous les passions avec une telle créature, et la
vieille et morne maison grise prit un tout autre aspect à mes yeux
depuis le jour où elle avait posé le pied sur le paillasson de la
porte.
Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant
était des plus attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je
n'aie vu aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle.
C'était son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière
toute nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle
rejetait sa robe ou portait la tête en arrière.
Nous nous sentions aussi bas que la terre sous
ses pieds.
C'était enfin ce vif regard de défi, et cette
bonne parole qui ramenait chacun de nous à son niveau.
Mais non, pas tout à fait à son niveau.
Pour moi, elle fut toujours une créature
lointaine et supérieure.
J'avais beau me monter la tête et me faire des
reproches.
Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à
reconnaître que le même sang coulait dans nos veines et qu'elle
n'était qu'une jeune campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune
campagnard.
Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de
crainte, et elle s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir
que je l'aimais.
Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de
l'agitation, et pourtant lorsque je me trouvais avec elle, j'étais
sans cesse à trembler de crainte que quelque faute commise en
parlant ne lui causât de l'ennui ou ne la fâcha.
Si j'en avais su plus long sur le caractère
des femmes, je me serais peut-être donné moins de mal.
– Vous êtes bien changé de ce que vous étiez
autrefois, disait-elle en me regardant de côté par-dessous ses cils
noirs.
– Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous
sommes vus pour la première fois, dis-je.
– Ah ! je parlais alors de l'air que vous
aviez, et je parle de vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si
brutal avec moi et si impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à
votre tête, comme un petit homme que vous étiez. Je vous revois
encore avec votre tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et
maintenant vous êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage
si prévenant !
– On apprend à se conduire, dis-je.
– Oh ! mais Jock, je vous aimais bien
mieux comme vous étiez.
Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai
bien en face, car j’aurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien
pardonné la façon dont je la traitais d'ordinaire.
Que ces façons là plussent à tout autre qu'à
une personne évadée d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout
à fait mon intelligence.
Je me rappelai le temps, où la surprenant sur
le seuil en train de lire, je fixais au bout d'une baguette
élastique de coudrier de petites boules d'argile, que je lui
lançais, jusqu'à ce qu'elle finît par pleurer.
Je me rappelai aussi qu'ayant pris une
anguille dans le ruisseau de Corriemuir, je la poursuivis, cette
anguille à la main, avec tant d'acharnement qu'elle finit par se
réfugier, à moitié folle d'épouvante, sous le tablier de ma mère,
et que mon père m'asséna sur le trou de l'oreille un coup de bâton
à bouillie qui m'envoya rouler, avec mon anguille, jusque sous le
dressoir de la cuisine.
Voilà donc ce qu'elle regrettait ?
Eh bien, elle se résignerait à s'en passer,
car ma main se sécherait avant que je sois capable de recommencer
maintenant.
Mais je compris alors pour la première fois,
tout ce qu'il y a d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus
que l'homme ne doit point raisonner à ce propos, mais simplement se
tenir sur ses gardes et tâcher de s'instruire.
Nous nous trouvâmes enfin au même niveau,
quand elle dit qu'elle n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et
comme cela lui plaisait, et que j'étais aussi entièrement à ses
ordres que le vieux Rob était docile à mon appel.
Vous trouvez que j'étais bien sot de me
laisser mettre ainsi la tête à l'envers.
Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous
rappeler combien j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous
nous rencontrions à chaque instant.
En outre, on ne trouve pas une femme comme
celle-là sur un million, et je puis vous garantir que celui-là
aurait eu la tête solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à
l'envers par elle.
Tenez, voilà le Major Elliott.
C'était un homme qui avait enterré trois
femmes et qui avait figuré dans douze batailles rangées.
Eh bien ! Edie aurait pu le rouler autour
de son doigt comme un chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de
pension.
Peu de temps après qu'elle fut venue, je le
rencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, mais
le rouge aux joues, et avec une lueur dans l'œil qui le
rajeunissait de dix ans.
Il tordait ses moustaches grises des deux
côtés, de façon à en avoir les pointes presque dans les yeux, et il
tendait sa bonne jambe avec autant de fierté qu'un joueur de
cornemuse.
Que lui avait-elle dit ?
Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses
veines autant d'effet que du vin vieux.
– Je suis monté pour vous voir, mon garçon,
dit-il, mais il faut que je rentre à la maison. Toutefois ma visite
n'a pas été perdue, car elle m'a procuré l'occasion de voir la
belle cousine, une jeune personne des plus charmantes, des
plus attrayantes, mon garçon.
Il avait une façon de parler un peu
formaliste, un peu raide, et il se plaisait à intercaler dans ses
propos quelques bouts de phrases françaises qu'il avait ramassés
dans la Péninsule.
Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je
voyais sortir de sa poche le coin d'un journal.
Je compris alors qu'il était venu, selon son
habitude, pour m'apporter quelques nouvelles.
Il ne nous en arrivait guère à West Inch.
– Qu'y a-t-il de nouveau, major ?
demandai je.
Il tira le journal de sa poche et le
brandit.
– Les Alliés ont gagné une grande bataille,
mon garçon, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps
après cela. Les Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un
rude échec à Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les
soldats de Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps.
Je lançai mon chapeau en l'air.
– Alors la guerre finira par cesser ?
m'écriai je.
– Oui, et il n'est que temps, dit-il en
hochant la tête d'un air grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais
ce n'est guère la peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais
dans l'esprit à votre sujet.
– De quoi s'agissait-il ?
– Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne
faites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peu
de souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je
me demandais s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de
soldat sous mes ordres.
À cette pensée mon cœur bondit.
– Ah ! oui, je le voudrais !
m'écriai-je.
– Mais il se passera bien six mois avant que
je sois en état de me présenter à l'examen médical, et il y a bien
des chances pour que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai.
– Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute
qu'elle me laisse partir.
– Ah ! Eh bien, on ne le lui demandera
pas cette fois.
Et il s'éloigna en clopinant.
Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la
main, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivant
des yeux le major en son vieux[1] habit brun,
avec un bout de plaid voltigeant par-dessus son épaule, pendant
qu'il grimpait la montée de la colline.
C'était une bien chétive existence, que celle
de West Inch, où j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la
même lande, au bord du même ruisseau, toujours des moutons, et
toujours cette maison grise devant les yeux.
Et de l'autre côté, il y avait la mer
bleue.
Ah, en voilà une vie pour un homme !
Et le major, un homme qui n'était plus dans la
force de l'âge, il était blessé, fini, et pourtant il faisait des
projets pour se remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de
l'âge, je dépérissais parmi ces collines !
Une vague brûlante de honte me monta à la
figure, et je me levai soudain, plein d'ardeur de partir, et de
jouer dans le monde le rôle d'un homme.
Pendant deux jours, je ne fis que songer à
cela.
Le troisième, il survint un événement qui
condensa mes résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle
de vent fait disparaître une fumée.
J'étais allé faire une promenade dans
l'après-midi avec la cousina Edie et Rob.
Nous étions arrivé au sommet de la pente qui
descend vers la plage.
L'automne tirait à sa fin.
Les herbes, en se flétrissant, avaient pris
des teintes de bronze, mais le soleil était encore clair et
chaud.
Une brise venait du sud par bouffées courtes
et brûlantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de
la mer.
J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie
pût s'asseoir. Elle s'installa de son air insouciant, heureuse,
contente, car de tous les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun
qui aimait autant la chaleur et la lumière.
Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec
la tête de Rob sur mon genou.
Comme nous étions seuls dans le silence de ce
désert, nous vîmes, même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en
face de nous, l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son
nom en caractères rouges sur toute la carte d'Europe.
Un vaisseau arrivait poussé par le vent.
C'était un vieux navire de commerce à l'aspect
pacifique, qui, peut-être avait Leith pour destination.
Il avait les vergues carrées et allait toutes
voiles déployées.
De l'autre côté, du nord est, venaient deux
grands vilains bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât
et une vaste voile carrée de couleur brune.
Il était difficile d'avoir sous les yeux un
plus joli coup d'œil que celui de ces trois navires qui marchaient
en se balançant, par une aussi belle journée.
Mais tout à coup partit d'un des lougres une
langue de flamme, et un tourbillon de fumée noire.
Il en jaillit autant du second.
Puis le navire riposta : rap, rap,
rap !
En un clin d'œil l'enfer avait, d'une poussée
du coude, écarté le ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine,
la férocité, la soif de sang.
Au premier coup de feu, nous nous étions
relevés, et Edie, toute tremblante, avait posé sa main sur mon
bras.
– Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui
sont-ils ? Qui sont-ils ?
Les battements de mon cœur répondaient aux
coups de canon, et tout ce que je pus dire, avec ma respiration
entrecoupée, ce fut :
– Ce sont deux corsaires français, des
chasse-marée, comme ils les appellent là-bas, c'est un de nos
navires de commerce, et aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en
empareront, car le major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse
artillerie et qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de
nourriture dans un boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en
retraite vers la barre à l'embouchure de la Tweed ?
Mais il ne diminua pas un pouce de toile.
Il se balançait toujours de son air entêté,
pendant qu'une petite boule noire était hissée à la pointe de son
grand mât, et que le magnifique vieux drapeau apparaissait tout à
coup et ondulait à ses drisses.
Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap,
rap ! de ses petits canons, suivi du boum ! boum !
des grosses caronades qui armaient les baux du lougre.
Un instant plus tard, les trois navires
formaient un groupe.
Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec
deux loups accrochés à ses hanches.
Tous trois ne formaient plus qu'une confuse
masse noire enveloppée dans la fumée, d'où pointaient çà et là les
vergues. D'en haut et du centre de ce nuage partaient, comme
l'éclair, de rouges langues de flammes.
C'était un tapage si infernal de gros et de
petits canons, de cris de joie, de hurlements, que pendant bien des
semaines mes oreilles en tintèrent encore.
Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé
par l'enfer se déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes
là, le cœur saisi, à regarder le battement du pavillon, nous
écarquillant les yeux pour voir s'il était toujours à sa place.
Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier,
plus noir, plus ferme que jamais, se remit en marche.
Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous
vîmes un des lougres vacillant comme un canard qui tombe à l'eau,
avec une aile cassée, tandis que sur l'autre, on se hâtait
d'embarquer l'équipage avant qu'il ne coulât à pic.
Pendant toute cette heure, toute ma vie avait
été concentrée dans la bataille.
Le vent avait emporté ma casquette, mais je
n'y avais pas pris garde.
Alors, le cœur débordant, je me tournai vers
ma cousine Edie, et rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière
de six ans.
Son regard avait repris sa fixité, ses lèvres
étaient entrouvertes, comme quand elle était toute petite, et ses
mains menues étaient jointes si fort que la peau luisait aux
poignets comme de l'ivoire.
– Ah ! ce capitaine ! dit-elle, en
parlant à la bruyère et aux buissons de genêts, quel homme fort,
quelle résolution ! Quelle est la femme qui ne serait pas
fière d'un tel mari ?
– Ah ! oui, il s'est bien conduit !
m'écriai-je avec enthousiasme.
Elle me regarda. On eût dit qu'elle avait
oublié mon existence.
– Je donnerais un an de ma vie pour rencontrer
un pareil homme dit-elle, mais voilà où on en est quand on habite
la campagne.
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