À peine y a-t-il entre la maison et cette colline verdie par des pampres traînants un espace de cinq pieds, toujours humide et froid, espèce de fossé plein de végétations vigoureuses où tombent, par les temps de pluie, les engrais de la vigne qui vont enrichir le sol des jardins soutenus par la terrasse à balustrade. La maison du closier chargé de faire les façons de la vigne est adossée au pignon de gauche ; elle est couverte en chaume et fait en quelque sorte le pendant de la cuisine. La propriété est entourée de murs et d’espaliers ; la vigne est plantée d’arbres fruitiers de toute espèce ; enfin pas un pouce de ce terrain précieux n’est perdu pour la culture. Si l’homme néglige un aride quartier de roche, la nature y jette soit un figuier, soit des fleurs champêtres, ou quelques fraisiers abrités par des pierres.

En aucun lieu du monde vous ne rencontreriez une demeure tout à la fois si modeste et si grande, si riche en fructifications, en parfums, en points de vue. Elle est, au cœur de la Touraine, une petite Touraine où toutes les fleurs, tous les fruits, toutes les beautés de ce pays sont complétement représentés. C’est les raisins de chaque contrée, les figues, les pêches, les poires de toutes les espèces, et des melons en plein champ aussi bien que la réglisse, les genêts d’Espagne, les lauriers-roses de l’Italie et les jasmins des Açores. La Loire est à vos pieds. Vous la dominez d’une terrasse élevée de trente toises au-dessus de ses eaux capricieuses ; le soir vous respirez ses brises venues fraîches de la mer et parfumées dans leur route par les fleurs des longues levées. Un nuage errant qui, à chaque pas dans l’espace, change de couleur et de forme, sous un ciel parfaitement bleu, donne mille aspects nouveaux à chaque détail des paysages magnifiques qui s’offrent aux regards, en quelque endroit que vous vous placiez. De là, les yeux embrassent d’abord la rive gauche de la Loire depuis Amboise ; la fertile plaine où s’élèvent Tours, ses faubourgs, ses fabriques, le Plessis ; puis, une partie de la rive gauche qui, depuis Vouvray jusqu’à Saint-Symphorien, décrit un demi-cercle de rochers pleins de joyeux vignobles. La vue n’est bornée que par les riches coteaux du Cher, horizon bleuâtre, chargé de parcs et de châteaux. Enfin, à l’ouest, l’âme se perd dans le fleuve immense sur lequel naviguent à toute heure les bateaux à voiles blanches, enflées par les vents qui règnent presque toujours dans ce vaste bassin. Un prince peut faire sa villa de la Grenadière, mais certes un poète en fera toujours son logis ; deux amants y verront le plus doux refuge, elle est la demeure d’un bon bourgeois de Tours ; elle a des poésies pour toutes les imaginations ; pour les plus humbles et les plus froides, comme pour les plus élevées et les plus passionnées : personne n’y reste sans y sentir l’atmosphère du bonheur, sans y comprendre toute une vie tranquille, dénuée d’ambition, de soins. La rêverie est dans l’air et dans le murmure des flots, les sables parlent, ils sont tristes ou gais, dorés ou ternes ; tout est mouvement autour du possesseur de cette vigne, immobile au milieu de ses fleurs vivaces et de ses fruits appétissants. Un Anglais donne mille francs pour habiter pendant six mois cette humble maison ; mais il s’engage à en respecter les récoltes : s’il veut les fruits, il en double le loyer ; si le vin lui fait envie, il double encore la somme. Que vaut donc la Grenadière avec sa rampe, son chemin creux, sa triple terrasse, ses deux arpents de vigne, ses balustrades de rosiers fleuris, son vieux perron, sa pompe, ses clématites échevelées et ses arbres cosmopolites ? N’offrez pas de prix ! La Grenadière ne sera jamais à vendre. Achetée une fois en 1690, et laissée à regret pour quarante mille francs, comme un cheval favori abandonné par l’Arabe du désert, elle est restée dans la même famille, elle en est l’orgueil, le joyau patrimonial, le Régent. Voir, n’est-ce pas avoir ? a dit un poète. De là vous voyez trois vallées de la Touraine et sa cathédrale suspendue dans les airs comme un ouvrage en filigrane. Peut-on payer de tels trésors ? Pourrez-vous jamais payer la santé que vous recouvrez là sous les tilleuls ?

Au printemps d’une des plus belles années de la Restauration, une dame, accompagnée d’une femme de charge et de deux enfants, dont le plus jeune paraissait avoir huit ans et l’autre environ treize, vint à Tours y chercher une habitation. Elle vit la Grenadière et la loua. Peut-être la distance qui la séparait de la ville la décida-t-elle à s’y loger. Le salon lui servit de chambre à coucher, elle mit chaque enfant dans une des pièces du premier étage, et la femme de charge coucha dans un petit cabinet ménagé au-dessus de la cuisine. La salle à manger devint le salon commun à la petite famille et le lieu de réception. La maison fut meublée très-simplement, mais avec goût ; il n’y eut rien d’inutile ni rien qui sentît le luxe. Les meubles choisis par l’inconnue étaient en noyer, sans aucun ornement. La propreté, l’accord régnant entre l’intérieur et l’extérieur du logis en firent tout le charme.

Il fut donc assez difficile de savoir si madame Willemsens (nom que prit l’étrangère) appartenait à la riche bourgeoisie, à la haute noblesse ou à certaines classes équivoques de l’espèce féminine. Sa simplicité donnait matière aux suppositions les plus contradictoires, mais ses manières pouvaient confirmer celles qui lui étaient favorables. Aussi, peu de temps après son arrivée à Saint-Cyr, sa conduite réservée excita-t-elle l’intérêt des personnes oisives, habituées à observer en province tout ce qui semble devoir animer la sphère étroite où elles vivent. Madame Willemsens était une femme d’une taille assez élevée, mince et maigre, mais délicatement faite.