Lorsque Louis désirait lire, elle avait soin de lui donner des livres intéressants, mais exacts. C’était la vie des marins célèbres, les biographies des grands hommes, des capitaines illustres, trouvant dans les moindres détails de ces sortes de livres mille occasions de lui expliquer prématurément le monde et la vie ; insistant sur les moyens dont s’étaient servis les gens obscurs, mais réellement grands, partis, sans protecteurs, des derniers rangs de la société, pour parvenir à de nobles destinées. Ces leçons, qui n’étaient pas les moins utiles, se donnaient le soir quand le petit Marie s’endormait sur les genoux de sa mère, dans le silence d’une belle nuit, quand la Loire réfléchissait les cieux ; mais elles redoublaient toujours la mélancolie de cette adorable femme, qui finissait toujours par se taire et par rester immobile, songeuse, les yeux pleins de larmes.
― Ma mère, pourquoi pleurez-vous ? lui demanda Louis par une riche soirée du mois de juin, au moment où les demi-teintes d’une nuit doucement éclairée succédaient à un jour chaud.
― Mon fils, répondit-elle en attirant par le cou l’enfant dont l’émotion cachée la toucha vivement, parce que le sort pauvre d’abord de Jameray Duval, parvenu sans secours, est le sort que je t’ai fait à toi et à ton frère. Bientôt, mon cher enfant, vous serez seuls sur la terre, sans appui, sans protections. Je vous y laisserai petits encore, et je voudrais cependant te voir assez fort, assez instruit pour servir de guide à Marie. Et je n’en aurai pas le temps. Je vous aime trop pour ne pas être bien malheureuse par ces pensées. Chers enfants, pourvu que vous ne me maudissiez pas un jour...
― Et pourquoi vous maudirais-je un jour, ma mère ?
― Un jour, pauvre petit, dit-elle en le baisant au front, tu reconnaîtras que j’ai eu des torts envers vous. Je vous abandonnerai, ici, sans fortune, sans... Elle hésita. ― Sans un père, reprit-elle.
À ce mot, elle fondit en larmes, repoussa doucement son fils qui, par une sorte d’intuition, devina que sa mère voulait être seule, et il emmena Marie à moitié endormi. Puis, une heure après, quand son frère fut couché, Louis revint à pas discrets vers le pavillon où était sa mère. Il entendit alors ces mots prononcés par une voix délicieuse à son cœur : ― Viens, Louis ?
L’enfant se jeta dans les bras de sa mère, et ils s’embrassèrent presque convulsivement.
― Ma chérie, dit-il enfin, car il lui donnait souvent ce nom trouvant même les mots de l’amour trop faibles pour exprimer ses sentiments ; ma chérie, pourquoi crains-tu donc de mourir ?
― Je suis malade, pauvre ange aimé, chaque jour mes forces se perdent, et mon mal est sans remède : je le sais.
― Quel est donc votre mal ?
― Je dois l’oublier ; et toi, tu ne dois jamais savoir la cause de ma mort.
L’enfant resta silencieux pendant un moment, jetant à la dérobée des regards sur sa mère, qui, les yeux levés au ciel, en contemplait les nuages. Moment de douce mélancolie ! Louis ne croyait pas à la mort prochaine de sa mère, mais il en ressentait les chagrins sans les deviner. Il respecta cette longue rêverie. Moins jeune, il aurait lu sur ce visage sublime quelques pensées de repentir mêlées à des souvenirs heureux, toute une vie de femme : une enfance insouciante, un mariage froid, une passion terrible, des fleurs nées dans un orage, abîmées par la foudre, dans un gouffre d’où rien ne saurait revenir.
― Ma mère aimée, dit enfin Louis, pourquoi me cachez-vous vos souffrances ?
― Mon fils, répondit-elle, nous devons ensevelir nos peines aux yeux des étrangers, leur montrer un visage riant, ne jamais leur parler de nous, nous occuper d’eux : ces maximes pratiquées en famille y sont une des causes du bonheur. Tu auras à souffrir beaucoup un jour ! Eh ! bien, souviens-toi de ta pauvre mère qui se mourait devant toi en te souriant toujours, et te cachait ses douleurs ; tu te trouveras alors du courage pour supporter les maux de la vie.
En ce moment, dévorant ses larmes, elle tâcha de révéler à son fils le mécanisme de l’existence, la valeur, l’assiette, la consistance des fortunes, les rapports sociaux, les moyens honorables d’amasser l’argent nécessaire aux besoins de la vie, et la nécessité de l’instruction. Puis elle lui apprit une des causes de sa tristesse habituelle et de ses pleurs, en lui disant que, le lendemain de sa mort, lui et Marie seraient dans le plus grand dénuement, ne possédant, à eux deux, qu’une faible somme, n’ayant plus d’autre protecteur que Dieu.
― Comme il faut que je me dépêche d’apprendre ! s’écria l’enfant en lançant à sa mère un regard plaintif et profond.
― Ah ! que je suis heureuse, dit-elle en couvrant son fils de baisers et de larmes. Il me comprend ! ― Louis, ajouta-t-elle, tu seras le tuteur de ton frère, n’est-ce pas, tu me le promets ? Tu n’es plus un enfant !
― Oui, répondit-il, mais vous ne mourrez pas encore, dites ?
― Pauvres petits, répondit-elle, mon amour pour vous me soutient ! Puis ce pays est si beau, l’air y est si bienfaisant, peut-être...
― Vous me faites encore mieux aimer la Touraine, dit l’enfant tout ému.
Depuis ce jour où madame Willemsens, prévoyant sa mort prochaine, avait parlé à son fils aîné de son sort à venir, Louis, qui avait achevé sa quatorzième année, devint moins distrait, plus appliqué, moins disposé à jouer qu’auparavant. Soit qu’il sût persuader à Marie de lire au lieu de se livrer à des distractions bruyantes, les deux enfants firent moins de tapage à travers les chemins creux, les jardins, les terrasses étagées de la Grenadière. Ils conformèrent leur vie à la pensée mélancolique de leur mère dont le teint pâlissait de jour en jour, en prenant des teintes jaunes, dont le front se creusait aux tempes, dont les rides devenaient plus profondes de nuit en nuit.
Au mois d’août, cinq mois après l’arrivée de la petite famille à la Grenadière, tout y avait changé. Observant les symptômes encore légers de la lente dégradation qui minait le corps de sa maîtresse soutenue seulement par une âme passionnée et un excessif amour pour ses enfants, la vieille femme de charge était devenue sombre et triste : elle paraissait posséder le secret de cette mort anticipée. Souvent, lorsque sa maîtresse, belle encore, plus coquette qu’elle ne l’avait jamais été, parant son corps éteint et mettant du rouge, se promenait sur la haute terrasse, accompagnée de ses deux enfants ; la vieille Annette, passait la tête entre les deux sabines de la pompe, oubliait son ouvrage commencé, gardait son linge à la main, et retenait à peine ses larmes en voyant une madame Willemsens si peu semblable à la ravissante femme qu’elle avait connue.
Cette jolie maison, d’abord si gaie, si animée, semblait être devenue triste ; elle était silencieuse, les habitants en sortaient rarement, madame Willemsens ne pouvait plus aller se promener au pont de Tours sans de grands efforts. Louis, dont l’imagination s’était tout à coup développée, et qui s’était identifié pour ainsi dire à sa mère, en ayant deviné la fatigue et les douleurs sous le rouge, inventait toujours des prétextes pour ne pas faire une promenade devenue trop longue pour sa mère. Les couples joyeux qui allaient alors à Saint-Cyr, la petite Courtille de Tours, et les groupes de promeneurs voyaient au-dessus de la levée, le soir, cette femme pâle et maigre, tout en deuil, à demi consumée, mais encore brillante, passant comme un fantôme le long des terrasses. Les grandes souffrances se devinent. Aussi le ménage du closier était-il devenu silencieux. Quelquefois le paysan, sa femme et ses deux enfants, se trouvaient groupés à la porte de leur chaumière ; Annette lavait au puits ; madame et ses enfants étaient sous le pavillon ; mais on n’entendait pas le moindre bruit dans ces gais jardins ; et, sans que madame Willemsens s’en aperçût, tous les yeux attendris la contemplaient. Elle était si bonne, si prévoyante, si imposante pour ceux qui l’approchaient ! Quant à elle, depuis le commencement de l’automne, si beau, si brillant en Touraine, et dont les bienfaisantes influences, les raisins, les bons fruits devaient prolonger la vie de cette mère au delà du terme fixé par les ravages d’un mal inconnu, elle ne voyait plus que ses enfants, et en jouissait à chaque heure comme si c’eût été la dernière.
Depuis le mois de juin jusqu’à la fin de septembre, Louis travailla pendant la nuit à l’insu de sa mère, et fit d’énormes progrès ; il était arrivé aux équations du second degré en algèbre, avait appris la géométrie descriptive, dessinait à merveille ; enfin, il aurait pu soutenir avec succès l’examen imposé aux jeunes gens qui veulent entrer à l’école Polytechnique. Quelquefois, le soir, il allait se promener sur le pont de Tours, où il avait rencontré un lieutenant de vaisseau mis en demi-solde : la figure mâle, la décoration, l’allure de ce marin de l’empire avaient agi sur son imagination.
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