Que de préparatifs n'avait-on pas faits, que de craintes n'avait-on pas eues, à cause de ce bal! Recevrait-on une invitation? Les robes seraient-elles prêtes à temps? Tout s'arrangerait-il à leur gré?
La vieille demoiselle d'honneur, Marie Ignatievna Péronnsky, jaune et maigre, parente et amie de la comtesse, et de plus, le chaperon attitré de nos provinciaux dans le grand monde, devait les accompagner, et il était convenu qu'on irait la chercher à dix heures chez elle, au palais de la Tauride; mais dix heures venaient de sonner, et les demoiselles n'étaient pas encore prêtes.
C'était le premier grand bal de Natacha; aussi ce jour-là, levée dès huit heures, avait-elle passé la journée, dans une activité fiévreuse; tous ses efforts n'avaient qu'un but: c'était qu'elles fussent habillées toutes les trois dans la perfection, labeur difficile, dont on lui avait laissé toute la responsabilité. La comtesse avait une robe de velours massaca, tandis que de légères toilettes de tulle, garnies de roses mousseuses, et doublées de taffetas rose, étaient destinées aux jeunes filles, uniformément coiffées à la grecque.
Le plus important était fait: elles s'étaient parfumé et poudré le visage, le cou, les mains, sans oublier les oreilles; les bas de soie à jour étaient soigneusement tendus sur leurs petits pieds, chaussés de souliers de satin blanc, et l'on mettait la dernière main à leur coiffure. Sonia avait même déjà passé sa robe et se tenait debout au milieu de leur chambre, attachant un dernier ruban à son corsage et pressant de son doigt, jusqu'à se faire mal, l'épingle récalcitrante qui grinçait en perçant le ruban. Natacha, l'oeil à tout, assise devant la psyché, un léger peignoir jeté sur ses épaules maigres, était en retard:
«Pas ainsi, pas ainsi. Sonia! dit-elle en lui faisant brusquement tourner la tête et en saisissant ses cheveux, que la femme de chambre n'avait pas eu le temps de lâcher. Viens ici!» Sonia s'agenouilla, pendant que Natacha lui posait le noeud à sa façon.
«Mais, mademoiselle, il m'est impossible... dit la femme de chambre.
—C'est bien, c'est bien!... Voilà, Sonia..., comme cela!...
—Serez-vous bientôt prêtes? leur cria la comtesse du fond de sa chambre. Il va être bientôt dix heures!
—Tout de suite, tout de suite, maman! Et vous?
—Je n'ai que ma toque à mettre.
—Pas sans moi, vous ne saurez pas la mettre!
—Mais il est dix heures!»
Dix heures et demie était l'heure fixée pour leur entrée au bal, et cependant Natacha n'était pas habillée, et il fallait encore aller au palais de la Tauride chercher la vieille demoiselle d'honneur.
Une fois coiffée, Natacha, dont la jupe courte laissait voir les petits pieds chaussés de leurs souliers de bal, s'élança vers Sonia, l'examina, et, se précipitant dans la pièce voisine, y saisit la toque de sa mère, la lui posa sur la tête, l'ajusta, et, appliquant un rapide baiser sur ses cheveux gris, courut presser les deux femmes de chambre, qui, tranchant le fil de leurs dents, s'occupaient à raccourcir le dessous trop long de sa robe, tandis qu'une troisième, la bouche pleine d'épingles, allait et venait de la comtesse à Sonia, et qu'une quatrième tenait à bras tendus la vaporeuse toilette de tulle.
«Mavroucha, plus vite, ma bonne!
—Passez-moi le dé, mademoiselle.
—Aurez-vous bientôt fini? demanda le comte sur le seuil de la porte. Voici des parfums, la vieille Péronnsky est sur le gril!
—C'est fait, mademoiselle, dit la femme de chambre en relevant bien haut la robe, qu'elle secoua en soufflant dessus, comme pour en constater la légèreté et la blancheur immaculée.
—Papa, n'entre pas, n'entre pas! s'écria Natacha en passant sa tête dans ce nuage de tulle. Sonia, ferme la porte!» Une seconde après, le vieux comte fut admis; lui aussi s'était fait beau; parfumé et pommadé comme un jeune homme, il portait l'habit gros bleu, la culotte courte et des souliers à boucles: «Papa, comme tu es bien! tu es charmant! lui dit Natacha pendant qu'elle l'examinait dans tous les sens.
—Un moment, mademoiselle, permettez, disait la femme de chambre agenouillée, tout occupée à égaliser les jupons et à manoeuvrer adroitement avec sa langue un paquet d'épingles qu'elle faisait passer d'un coin de sa bouche à l'autre.
—C'est désespérant, s'écria Sonia, qui suivait de l'oeil tous ses mouvements; le jupon est trop long, trop long!»
Natacha, s'éloignant de la psyché pour se voir plus à l'aise, en convint aussi.
«Je vous assure, mademoiselle, que la robe n'est pas trop longue, dit piteusement Mavroucha, qui se traînait à quatre pattes à sa suite.
—Positivement, elle est trop longue, mais nous allons faufiler un ourlet,» assura Douniacha avec autorité.
Et, tirant aussitôt l'aiguille qu'elle avait piquée dans le fichu croisé sur sa poitrine, elle recommença à coudre.
À ce moment, la comtesse, en robe de velours, sa toque sur la tête, entra timidement dans la chambre.
«Oh! qu'elle est belle!... Elle vous enfonce toutes!» s'écria le vieux comte en s'avançant pour l'embrasser; mais, de crainte de voir sa toilette froissée, elle l'écarta doucement en rougissant comme une jeune fille.
«Maman, la toque plus de côté, je vais vous l'épingler...»
Et d'un bond Natacha se jeta sur sa mère, en déchirant par ce brusque mouvement, à la grande consternation des ouvrières qui n'avaient pu la suivre, le tissu aérien qui l'enveloppait.
«Ah, mon Dieu! vrai, ce n'est pas ma faute!
—Ce n'est rien, reprit Douniacha résolument; on n'y verra rien!
—Oh! mes beautés, mes reines! s'écria la vieille bonne, qui était entrée à pas de loup pour les admirer... et Sonia aussi... quelles beautés!»
Enfin, à dix heures un quart, on monta en voiture, et on se dirigea vers la Tauride.
Malgré son âge et sa laideur, Mlle Péronnsky avait passé par les mêmes procédés de toilette, avec moins de hâte, il est vrai, vu sa grande habitude; sa vieille personne, bichonnée, parfumée et vêtue d'une robe de satin jaune ornée du chiffre de demoiselle d'honneur, excitait également l'enthousiasme de sa femme de chambre. Elle était prête et accorda de grands éloges aux toilettes de la mère et des filles. Enfin, après force compliments, ces dames, tout en prenant bien soin de leurs robes et de leurs coiffures, s'installèrent dans leurs équipages respectifs.
XV
Natacha n'avait pas eu de la journée un seul moment de liberté, pas une seconde pour réfléchir à ce qu'elle allait voir; mais elle en eut tout le loisir pendant le long trajet qu'elles eurent à faire par un temps froid et humide, et dans la demi obscurité de la lourde voiture où elle était emboîtée, serrée et balancée à plaisir. Son imagination lui représenta vivement le bal, les salles inondées de lumière, l'orchestre, les fleurs, les danses, l'Empereur, toute la brillante jeunesse de Pétersbourg. Cette attrayante vision s'accordait si peu avec l'impression que lui faisaient éprouver le froid et les ténèbres, qu'elle ne pouvait en croire la réalisation prochaine; aussi ne s'en rendit-elle bien compte que lorsque, après avoir frôlé de ses petits pieds le tapis rouge placé à l'entrée et ôté sa pelisse dans le vestibule, elle se fut engagée avec Sonia, en avant de sa mère, sur le grand escalier brillamment éclairé. Alors seulement elle pensa à la façon dont elle devait se conduire, et s'efforça de se composer ce maintien réservé et modeste qu'elle tenait pour indispensable à toute jeune fille dans un bal; mais elle sentit aussitôt, heureusement pour elle, que ses yeux ne lui obéissaient point, qu'ils couraient dans tous les sens, que l'émotion lui faisait battre le coeur à cent pulsations par minute et l'empêchait de voir clair autour d'elle! Il lui fut donc impossible de se donner le maintien désiré, qui l'aurait d'ailleurs rendue gauche et ridicule, et elle dut se borner à contenir et à cacher son trouble: c'était, à vrai dire, la tenue qui lui seyait le mieux. Les Rostow montaient l'escalier au milieu d'une foule d'invités en grande toilette, qui échangeaient aussi quelques mots entre eux. Les grandes glaces appliquées sur les murs reflétaient l'image des dames en robes blanches, roses, bleues, avec des épaules et des bras ruisselants de diamants et de perles.
Natacha jeta sur les glaces un regard curieux, mais ne put parvenir à s'y voir, tellement tout se confondait et se mêlait dans ce chatoyant défilé! À son entrée dans le premier salon, elle fut tout assourdie et ahurie par le bourdonnement des voix, le bruit de la foule, l'échange des compliments et des saluts, et aveuglée par l'éclat des lumières. Le maître et la maîtresse de la maison se tenaient à la porte et accueillaient depuis une heure leurs invités avec l'éternelle phrase: «Charmé de vous voir,» que les Rostow durent, comme tous les autres, entendre à leur tour.
Les deux jeunes filles, habillées de la même façon, avec des roses dans leurs cheveux noirs, firent ensemble la même révérence, mais le regard de la maîtresse de la maison s'arrêta involontairement sur la taille déliée de Natacha, et elle lui adressa un sourire tout spécial, différent du sourire stéréotypé et obligatoire avec lequel elle accueillait le reste de ses invités. Peut-être le lointain souvenir de son temps de jeune fille, de son premier bal, lui revint-il tout à coup à la mémoire, et, suivant des yeux Natacha, elle demanda au vieux comte laquelle des deux était sa fille.—«Charmante!» ajouta-t-elle, en baisant le bout de ses doigts.
On se pressait autour de la porte du salon, car on attendait l'Empereur, et la comtesse Rostow s'arrêta au milieu d'un des groupes le plus en vue. Natacha sentait et entendait qu'elle excitait la curiosité; elle devina qu'elle avait plu tout d'abord à ceux qui s'inquiétaient de savoir qui elle était, et sa première émotion en fut un peu calmée. «Il y en a qui nous ressemblent, il y en a qui sont moins bien,» pensa-t-elle.
La vieille Péronnsky leur nomma les personnes les plus marquantes.
«Voyez-vous là-bas cette tête grise avec des cheveux bouclés? c'est le ministre de Hollande,» dit-elle en indiquant un homme âgé et entouré de dames, qu'il faisait pouffer de rire.
«Ah! voilà la reine de Pétersbourg, la comtesse Besoukhow, ajouta-t-elle en désignant Hélène, qui faisait son entrée. Comme elle est belle! Elle ne le cède en rien à Marie Antonovna! Regardez comme jeunes et vieux s'empressent à lui faire leur cour.... Elle est belle et intelligente! On dit que le prince en est amoureux fou... et celles-là, voyez, elles sont laides, mais encore plus recherchées, si c'est possible, que la belle Hélène; ce sont la femme et la fille d'un archimillionnaire!—Là-bas plus loin, c'est Anatole Kouraguine,» continua-t-elle, en leur désignant un grand chevalier-garde, très beau garçon, portant haut la tête, qui venait de passer à côté d'elles sans les voir. «Comme il est beau, n'est-ce pas? On le marie avec l'héritière aux millions. Votre cousin Droubetzkoï la courtise aussi...—Mais certainement, c'est l'ambassadeur de France en personne, c'est Caulaincourt, répondit-elle à une question de la comtesse.
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