Je l'ai observé, je le crois incapable de ressentir du respect pour notre saint ordre. Il est trop occupé, trop satisfait de l'homme extérieur, pour désirer le perfectionnement intérieur. Je crois qu'il manque de sincérité et je me suis aperçu qu'il souriait avec mépris à mes paroles. Pendant que nous étions seuls, dans l'obscurité du Temple, je l'aurais volontiers percé du glaive nu que je tenais devant sa poitrine. Je n'ai pas été éloquent et je n'ai pu faire partager mes doutes aux frères et au Vénérable. Que le grand Architecte de l'Univers me guide dans les voies de la vérité et me fasse sortir du labyrinthe du mensonge!
«3 décembre.—Réveillé tard, lu l'Évangile avec froideur. Sorti de ma chambre, marché dans la salle, impossible de penser. Boris Droubetzkoï est venu, et a raconté un tas d'histoires; sa présence m'a agacé, je l'ai contredit. Il m'a répondu, je me suis fâché, et je lui ai répliqué par des choses désagréables et grossières. Il s'est tu, et je ne me suis rendu compte de ma conduite que trop tard. Je ne sais jamais me contenir avec lui; la faute en est à mon amour-propre, car je me regarde comme au-dessus de lui, ce qui est mal; il est indulgent pour mes faiblesses, tandis que moi, je le méprise. Mon Dieu, fais en sorte qu'en sa présence je voie toute mon iniquité et qu'elle puisse lui profiter également!
«7 décembre.—Le Bienfaiteur m'est apparu en rêve; son visage rajeuni brillait d'un éclat surprenant. Reçu aujourd'hui même une lettre de lui sur les devoirs du mariage. Viens, Seigneur, à mon secours; je périrai par ma corruption, si tu m'abandonnes!»
XI
La fortune des Rostow n'était pas en équilibre, malgré les deux années passées à la campagne.
Nicolas, fidèle à sa promesse, continuait à servir sans bruit dans le même régiment, ce qui n'était pas de nature à lui ouvrir une brillante carrière. Il dépensait peu, mais le genre de vie qu'on menait à Otradnoë, et surtout la façon dont Mitenka régissait la fortune de la famille, faisaient faire la boule de neige aux dettes. Le vieux comte ne voyait qu'une issue à cette triste situation: obtenir pour lui un emploi du gouvernement; et il se rendit à Pétersbourg avec tous les siens, pour quêter une place, et, comme il disait, pour amuser une dernière fois les jeunes filles.
Peu après leur arrivée, Berg fit sa déclaration à Véra et fut accepté.
À Moscou, la famille Rostow faisait tout naturellement partie de la plus haute société, mais ici leur cercle fut assez mêlé, et ils furent reçus en provinciaux par ceux-là mêmes qui, après avoir ouvertement profité à Moscou de leur hospitalité, daignaient à peine les reconnaître à Pétersbourg.
Ils tenaient table ouverte, et leurs soupers réunissaient les personnages les plus divers et les plus étranges: quelques pauvres vieux voisins de campagne, leurs filles avec la demoiselle d'honneur Péronnsky à leur côté, Pierre Besoukhow et le fils d'un maître de poste du district, employé à Pétersbourg. Les intimes de la maison étaient Droubetzkoï, Pierre Besoukhow, que le vieux comte avait rencontré dans la rue et qu'il avait amené chez lui, et Berg, qui y passait des journées entières à témoigner à la comtesse Véra les attentions exigées de la part d'un jeune homme à la veille de faire sa proposition.
Il montrait avec orgueil sa main droite blessée à Austerlitz, et tenait sans nécessité aucune son sabre de la main gauche. Sa persévérance à raconter cet incident, et l'importance qu'il y donnait, avaient fini par faire croire à son authenticité, et il avait obtenu deux récompenses.
Quand vint la guerre de Finlande, il s'y distingua également: ramassant un éclat de grenade, qui venait de tuer un aide de camp aux côtés du commandant des troupes, il le remit à son chef. Ce fait, raconté par lui à satiété, fut accepté avec la même facilité que son premier exploit, et Berg fut de nouveau récompensé. En 1809, il était donc capitaine dans la garde, décoré, et il occupait à Pétersbourg une place très avantageuse, pécuniairement parlant.
Quelques jaloux, il est vrai, dénigraient bien un peu ses mérites, mais on était forcé de convenir que c'était un brave militaire, exact au service, très bien noté par ses chefs, d'une moralité irréprochable, en train de parcourir une carrière brillante, et jouissant d'une position assurée dans le monde.
Quatre ans auparavant, un soir qu'il était au théâtre à Moscou, Berg y aperçut Véra Rostow, et, la désignant à un de ses camarades, Allemand comme lui, il lui dit: «Voilà celle qui sera ma femme.» Après avoir mûrement pesé toutes ses chances, et comparé sa position à celle des Rostow, il se décida à faire le pas décisif.
Sa proposition fut accueillie tout d'abord avec un sentiment de surprise peu flatteur pour lui: «Comment le fils d'un obscur gentillâtre de Livonie osait-il aspirer à la main d'une comtesse Rostow?» Mais le trait distinctif de son caractère, son naïf égoïsme, lui aplanit encore une fois toutes les difficultés; il était si convaincu de bien faire, que cette conviction se communiqua peu à peu à toute la famille, et l'on finit par trouver la combinaison parfaite. La fortune des Rostow était très dérangée, le futur ne l'ignorait certes point. Véra comptait vingt-quatre printemps, et, malgré sa beauté et sa sagesse, personne ne s'était encore présenté!... Le consentement fut donc accordé.
«Voyez-vous, disait Berg à son camarade, qu'il appelait son ami, parce qu'il était de bon ton d'avoir un ami, j'ai tout disposé, tout arrangé, et je ne me marierais pas si la moindre chose clochait dans mes plans. Mon papa et ma maman sont à l'abri du besoin, depuis que je leur ai fait obtenir une pension, et moi, je pourrai fort bien vivre à Pétersbourg, grâce aux revenus de ma place, à mon savoir-faire et à la dot de ma fiancée. Je ne l'épouse pas pour son argent... non, ce serait malhonnête, mais il faut que chacun, la femme comme le mari, apporte son contingent dans le ménage. À mon avoir j'inscris mon service, ce qui vaut bien sans doute quelque chose; au sien, ses relations, sa petite fortune, toute médiocre qu'elle peut être, et avec le tout je pourrai parfaitement marcher. Et puis, elle est belle, d'un caractère solide, elle m'aime, ajouta-t-il en rougissant, je l'aime aussi, car elle a beaucoup de bon sens... c'est tout l'opposé de sa soeur, dont le caractère est désagréable et l'esprit insignifiant..., on dirait qu'elle n'est pas de la famille..., c'est une perle que ma fiancée..., vous la verrez, et j'espère que vous viendrez souvent..., il allait dire: «dîner,» mais après réflexion il se reprit et dit: «... prendre le thé,» et d'un coup de langue il lança vivement un petit anneau de fumée bien réussi, emblème parfait du bonheur qu'il rêvait.
Le premier moment d'indécision une fois passé, la famille prit l'air de fête qui est de règle en pareille circonstance, mais on y sentait une affectation, mélangée d'un certain embarras, qui provenait de la joie que l'on éprouvait de se débarrasser de Véra, et que l'on craignait de ne pas suffisamment déguiser.
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