Il vit devant lui un pont où d'autres soldats tiraient des coups de fusil: sans s'en douter, il avait atteint le pont de la Kolotcha placé entre Gorky et Borodino, que les Français, après avoir occupé ce dernier village, venaient d'attaquer. Des deux côtés du pont et sur la prairie, couverte de foin, qu'il avait aperçue de loin la veille, des soldats s'agitaient d'un air affairé, mais, malgré la fusillade incessante, Pierre ne croyait guère être en plein premier acte de la bataille. N'entendant ni les balles qui sifflaient autour de lui, ni les projectiles qui passaient au-dessus de sa tête, il ne soupçonnait même pas que l'ennemi fût de l'autre côté de la rivière, et il fut longtemps avant de comprendre que c'étaient des tués et des blessés qui tombaient à quelques pas de lui.
«Que fait donc celui-là en avant de la ligne? cria une voix.
—À gauche, prenez à gauche!»
Pierre prit à droite, et se heurta tout à coup contre un aide de camp du général Raïevsky; l'aide de camp le regarda avec colère, et allait lui dire des injures, lorsqu'il le reconnut et le salua.
«Comment êtes-vous ici?» dit-il en s'éloignant.
Pierre, ayant une vague idée qu'il n'était pas à sa place, et craignant de gêner, se mit à galoper dans le même sens que l'aide de camp:
«Est-ce ici? Puis-je vous suivre? lui demanda-t-il.
—À l'instant, à l'instant! repartit l'aide de camp, qui se précipita dans la prairie à la rencontre d'un gros colonel à qui il avait à transmettre un ordre, puis, revenant vers Pierre:
—Expliquez-moi donc, comte, comment vous vous trouvez ici?... En curieux, sans doute?
—Oui, oui, dit Pierre, pendant que l'aide de camp faisait faire volte-face à son cheval et se préparait à s'éloigner de nouveau.
—Ici encore, il ne fait pas trop chaud, Dieu merci, mais au flanc gauche, chez Bagration, on cuit!
—Vraiment! répliqua Pierre. Où est-ce donc?
—Venez avec moi sur la colline, on le voit très bien de là, et c'est encore supportable.... Venez-vous?
—Je vous suis,» répondit Pierre en cherchant des yeux son domestique, et en remarquant seulement alors des blessés qui se traînaient, ou que l'on portait sur des brancards: un pauvre petit soldat, dont le casque gisait à côté de lui, était couché, immobile sur la prairie, dont le foin fauché répandait au loin son odeur enivrante.
«Pourquoi n'a-t-on pas relevé celui-là?» allait dire Pierre, mais la figure soucieuse de l'aide de camp, qui venait de détourner la tête, arrêta sa question sur ses lèvres. Quant à son domestique, il ne le voyait nulle part, et il continua son chemin à travers le vallon, jusqu'à la batterie Raïevsky; son cheval restait en arrière de celui de l'aide de camp, et le secouait violemment.
«On voit que vous n'êtes pas habitué à monter à cheval, lui dit ce dernier.
—Oh! ce n'est rien, dit Pierre, il a le pas très inégal.
—Parbleu! s'écria l'aide de camp, il est blessé à la jambe droite au-dessus du genou, ce doit être une balle! Je vous en félicite, comte, c'est le baptême du feu!»
Ils dépassèrent le sixième corps, et arrivèrent, au milieu de la fumée, sur les derrières de l'artillerie, qui, placée en avant, tirait sans relâche et d'une manière assourdissante. Ils atteignirent enfin un petit bois où l'on respirait la fraîcheur, et où l'on sentait l'air tiède de l'automne. Les deux cavaliers mirent pied à terre et gravirent la colline.
«Le général est-il ici? demanda l'aide de camp.
—Il vient de partir,» lui répondit-on.
L'aide de camp se retourna vers Pierre, dont il ne savait plus que faire.
«Ne vous inquiétez pas de moi, dit Pierre, je vais aller jusqu'en haut.
—Oui, allez-y.... De là on voit tout, et ce n'est pas aussi dangereux; j'irai vous y prendre.»
Ils se séparèrent, et ce ne fut que bien plus tard dans la journée, que Pierre apprit que son compagnon avait eu un bras emporté. Il parvint à la batterie située sur le fameux mamelon, connu chez les Russes sous le nom de «batterie du mamelon» ou de «Raïevsky», et chez les Français, qui le regardaient comme la clef de la position, sous celui de «la grande redoute», «fatale redoute», ou «redoute du centre». À ses pieds furent tués des dizaines de milliers d'hommes. Cette redoute se composait d'un mamelon entouré de fossés de trois côtés. De ce point, dix bouches à feu vomissaient leurs projectiles par les embrasures du remblai; d'autres pièces, placées sur la même ligne, tiraient aussi sans trêve. Un peu en arrière se massait l'infanterie. Pierre ne se doutait guère de l'importance de ce mamelon, et croyait, au contraire, que c'était une position complètement secondaire. S'asseyant au bord du rempart de la batterie, il regarda autour de lui avec un sourire de satisfaction inconsciente; il se levait de temps à autre pour voir ce qui se passait, et cherchait à ne pas gêner les soldats, qui chargeaient et repoussaient les canons, et à ne pas se trouver sur le chemin de ceux qui allaient et venaient, apportant les gargousses. Par contraste avec le sentiment de malaise que ressentaient les soldats d'infanterie chargés de protéger cette redoute, les artilleurs éprouvaient plutôt, sur ce lopin de terrain abrité et séparé par des fossés du reste du champ de bataille, comme un sentiment de solidarité fraternelle, et l'apparition d'un pékin, dans la personne de Pierre, leur causa une impression désagréable. Ils le regardaient de travers, et semblaient même presque effrayés à sa vue; un officier d'artillerie, de haute taille, s'approcha de lui, et le regarda curieusement, tandis qu'un tout jeune lieutenant, presque un enfant, aux joues fraîches et rebondies, chargé de la surveillance de deux pièces, se retourna de son côté, et lui dit sévèrement:
«Veuillez vous retirer, monsieur, on ne peut pas rester ici.»
Les artilleurs continuaient à hocher la tête d'un air mécontent, mais, lorsqu'ils se furent bien convaincus que cet homme en chapeau blanc ne les gênait en rien, qu'il restait tranquillement assis à les regarder ou se promenait dans la batterie, en s'exposant au feu avec autant de calme que s'il se promenait sur un boulevard, qu'il se rangeait poliment, à leur passage, avec un sourire timide, leur mécontentement se changea en une sympathie gaie et affectueuse, semblable à celle des soldats pour les chiens, les coqs et les autres animaux qui vivent d'habitude avec eux. Ils l'adoptèrent en pensée, et lui donnèrent même, en plaisantant entre eux sur son compte, le sobriquet de «Notre Bârine [3]«. Un boulet vint tomber à deux pas de Pierre, qui, secouant la terre dont il avait été saupoudré, sourit en regardant autour de lui.
«Vous n'avez donc vraiment pas peur, Bârine?» lui dit un soldat à la forte carrure et au visage enluminé, en montrant ses dents blanches.
—As-tu donc peur, toi? répondit Pierre.
—Eh mais, dit le soldat, il ne vous fera pas grâce... s'il vous jette à terre, il fera voler en l'air vos entrailles.... Comment ne pas avoir peur?» ajouta-t-il en riant.
Quelques-uns de ses camarades s'étaient arrêtés à côté de Pierre; avec leurs physionomies joyeusement amicales, ils semblaient étonnés et charmés de l'entendre parler comme tout le monde.
«C'est notre métier, Bârine!... Quant à vous, c'est autre chose, et c'est bien étonnant que...
—À vos pièces!» cria le jeune lieutenant, qui évidemment remplissait ses fonctions pour la première ou la seconde fois de sa vie, tant il y mettait de ponctualité exagérée envers les soldats et son chef.
Le grondement incessant du canon et de la fusillade augmentait sur tout le champ de bataille, à gauche surtout, où étaient les ouvrages avancés de Bagration; mais la fumée empêchait Pierre, dont l'attention était absorbée par ce qui se passait autour de lui, de se rendre compte de l'action. Sa première impression de satisfaction involontaire avait fait place à un sentiment de tout autre genre, provoqué par la vue du pauvre petit soldat couché dans la prairie. Il était à peine dix heures du matin: on avait emporté de la batterie une vingtaine d'hommes, deux pièces avaient été démontées! les projectiles arrivaient en nombre plus considérable, et les balles perdues tombaient en sifflant et en bourdonnant. Les artilleurs avaient l'air de ne pas s'en apercevoir: on n'entendait que plaisanteries et gais propos.
«Eh! la belle! criait un soldat à une grenade qui passait en l'air comme une flèche: pas ici! vers l'infanterie!
—À l'infanterie! ajoutait un autre en riant à la vue du projectile qui éclatait au milieu des soldats.
—Dis donc, est-ce une connaissance?» criait un troisième à un paysan qui se baissait devant un boulet.
Quelques soldats se groupèrent près du rempart, pour regarder quelque chose dans le lointain.
«Vois-tu, on a retiré les avant-postes, on s'est replié, dit l'un.
—Fais attention à tes propres affaires, lui cria un vieux sous-officier; s'ils se sont retirés, c'est qu'ils ont affaire plus loin,» et, saisissant l'un d'eux par l'épaule, il le poussa du genou.
Ils éclatèrent de rire.
«N° 5, en avant! criait-on d'un autre côté.
—Tous à la fois et bien ensemble, répondirent gaiement ceux qui poussaient le canon.
—Tiens, en voilà un qui a failli enlever le chapeau de «notre Bârine,» dit un loustic en s'adressant à Pierre. «Oh! l'animal! ajouta-t-il en voyant le boulet frapper une roue et la jambe d'un homme.
—Eh! vous autres, les renards! criait une voix aux miliciens qui, venus pour ramasser les blessés, se courbaient et allongeaient l'échine... ce ragoût-là ne vous plaît pas?
—Voyez donc les corbeaux!» dit un autre en s'adressant à un groupe de miliciens qui s'étaient arrêtés, saisis de terreur à la vue du soldat qui venait de perdre une jambe.
Pierre remarquait qu'après chaque boulet tombé, après chaque homme jeté à bas, l'excitation générale augmentait. Ainsi qu'un défi jeté à la tempête déchaînée autour d'eux, les figures de ces soldats s'éclairaient de plus en plus, comme les éclairs qui jaillissent plus précipités d'une nuée d'orage.
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