Un personnage, très important sans doute, à en juger par l'empressement avec lequel on s'écartait pour le laisser passer, s'approcha de l'image: c'était Koutouzow, qui revenait vers Tatarinovo, après être allé examiner le terrain. Pierre le reconnut aussitôt. Vêtu d'une longue capote, le dos voûté, son œil blanc sans regard ressortant sur sa figure aux joues pleines, il entra, en se balançant, dans le cercle, s'arrêta derrière le prêtre, fit machinalement un signe de croix, abaissa la main jusqu'à terre, soupira profondément et inclina sa tête grise. Il était suivi de Bennigsen et de son état-major. Malgré la présence du commandant en chef, qui avait détourné l'attention des généraux, les soldats et les miliciens continuèrent à prier sans se laisser distraire. Les prières achevées, Koutouzow s'avança, s'agenouilla lourdement, toucha la terre du front, et fit ensuite, à cause de son poids et de sa faiblesse, d'inutiles efforts pour se relever; ces efforts imprimèrent à sa tête des mouvements saccadés. Quand il eut enfin réussi, il avança les lèvres comme font les enfants, et baisa l'image. Les généraux l'imitèrent, puis les officiers, et, après eux, les soldats et les miliciens, se poussant et se bousculant les uns les autres.

IV

Soulevé par la foule, Pierre regardait vaguement autour de lui.

«Comte Pierre Kirilovitch, comment êtes-vous là?» demanda une voix.

Pierre se retourna. C'était Boris Droubetzkoï, qui s'approchait de lui en souriant, et en époussetant la poussière qu'il avait attrapée aux genoux en faisant ses génuflexions. Sa tenue, celle du militaire en campagne, était néanmoins élégante; il portait comme Koutouzow une longue capote, et comme lui un fouet en bandoulière. Pendant ce temps, le général en chef, qui avait atteint le village, s'était assis, dans l'ombre projetée par une isba, sur un banc apporté en toute hâte par un cosaque, et qu'un autre avait recouvert d'un petit tapis. Une suite nombreuse et brillante l'entoura; la procession poursuivit son chemin, accompagnée par la foule, tandis que Pierre, causant avec Boris, s'arrêtait à une trentaine de pas de Koutouzow.

«Croyez-moi, dit Boris à Pierre, qui lui exprimait son désir de prendre part à la bataille, je vous ferai les honneurs du camp, et le mieux, à mon avis, serait de rester auprès du général Bennigsen, dont je suis officier d'ordonnance et que je préviendrai. Si vous voulez avoir une idée de la position, venez avec nous, nous allons au flanc gauche, et, quand nous en reviendrons, faites-moi le plaisir d'accepter mon hospitalité pour la nuit: nous pourrons même organiser une petite partie. Vous connaissez sans doute Dmitri Serguéïévitch? il campe là,—ajouta-t-il en indiquant la troisième maison de Gorky.

—Mais j'aurais désiré voir le flanc droit; On le dit très fort, et ensuite je voudrais bien longer la Moskva et toute la position?

—Vous le pourrez facilement, mais c'est le flanc gauche qui est le plus important.

—Pourriez-vous me dire où se trouve le régiment du prince Bolkonsky?

—Nous passerons devant, je vous conduirai au prince.

—Qu'alliez-vous dire du flanc gauche? demanda Pierre.

—Entre nous soit dit, répondit Boris en baissant la voix d'un air de confidence, le flanc gauche est dans une détestable position; le comte Bennigsen avait un tout autre plan: il tenait à fortifier ce mamelon là-bas, mais Son Altesse ne l'a pas voulu, car...»

Boris n'acheva pas, il venait d'apercevoir l'aide de camp de Koutouzow, Kaïssarow, qui se dirigeait de leur côté.

«Païssi Serguéïévitch, dit Boris d'un air dégagé, je tâche d'expliquer au comte notre position, et j'admire Son Altesse d'avoir si bien deviné les intentions de l'ennemi.

—Vous parliez du flanc gauche? demanda Kaïssarow.

—Oui, justement, le flanc gauche est maintenant formidable!».

Quoique Koutouzow eût renvoyé de son état-major tous les gens inutiles, Boris avait su y conserver sa position en se faisant attacher au comte Bennigsen. Celui-ci, comme tous ceux sous les ordres desquels Boris avait servi, faisait de lui le plus grand cas.

L'armée était partagée en deux partis très distincts: celui de Koutouzow et celui de Bennigsen chef de l'état-major; et Boris savait, avec beaucoup d'habileté, tout en témoignant un respect servile à Koutouzow, donner à entendre que ce vieillard était incapable de diriger les opérations, et que, de fait, c'était Bennigsen qui avait la haute main. On était maintenant à la veille de l'instant décisif qui devait accabler Koutouzow et faire passer le pouvoir entre les mains de Bennigsen, ou bien, si Koutouzow gagnait la bataille, on ne manquerait pas de faire comprendre que tout l'honneur en revenait à Bennigsen. Dans tous les cas, de nombreuses et importantes récompenses seraient distribuées après la journée du lendemain, et donneraient de l'avancement à une fournée d'inconnus. Cette prévision causait à Boris une agitation fébrile.

Pierre fut bientôt entouré par plusieurs officiers de sa connaissance, arrivés à la suite de Kaïssarow; il avait peine à répondre à toutes les questions qu'on lui adressait sur Moscou, et à suivre les récits de toute sorte qu'on lui faisait. Les physionomies avaient une expression d'inquiétude et de surexcitation, mais il crut remarquer que cette surexcitation était causée par des questions d'intérêt purement personnel, et il se rappelait; involontairement cette autre expression, profonde et recueillie, qui l'avait si vivement frappé sur d'autres visages: ces gens-là, en s'associant de cœur à l'intérêt général, comprenaient qu'il s'agissait d'une question de vie ou de mort pour chacun! Koutouzow, apercevant Pierre dans le groupe, le fit appeler par son aide de camp; Pierre se dirigea aussitôt vers lui, mais au même moment un milicien, le devançant, s'approcha également du commandant en chef: c'était Dologhow.

«Et celui-là, comment est-il ici? demanda Pierre.

—Cet animal-là se faufile partout, lui répondit-on; il a été dégradé, il faut bien qu'il revienne sur l'eau.... Il a présenté différents projets, et il s'est glissé jusqu'aux avant-postes ennemis.... Il n'y a pas à dire, il est courageux.» Pierre se découvrit avec respect devant Koutouzow, que Dologhow avait accaparé.

«J'avais pensé, disait ce dernier, que si je prévenais Votre Altesse, elle me chasserait, ou me dirait que la chose lui était connue?

—Oui, c'est vrai, dit Koutouzow...

—Mais aussi que, si je réussissais, je rendrais service à ma patrie, pour laquelle je suis prêt à donner ma vie! Si Votre Altesse a besoin d'un homme qui ne ménage pas sa peau, je la prie de penser à moi, je pourrais peut-être lui être utile.

—Oui, oui,» répondit Koutouzow, dont l'œil se reporta en souriant sur Pierre.

En ce moment Boris, avec son habileté de courtisan, s'avança pour se placer à côté de Pierre, avec qui il eut l'air de continuer une conversation commencée.

«Vous le voyez, comte, les miliciens ont mis des chemises blanches pour se préparer à la mort!... N'est-ce pas de l'héroïsme?»

Boris n'avait évidemment prononcé ces paroles qu'avec l'intention d'être entendu; il avait deviné juste, car Koutouzow, s'adressant à lui, lui demanda ce qu'il disait de la milice. Il répéta sa réflexion:

«Oui, c'est un peuple incomparable!—dit Koutouzow, et, fermant les yeux, il hocha la tête:—Incomparable!—murmura-t-il une seconde fois:—Vous voulez donc sentir la poudre, dit-il à Pierre, une odeur agréable, je ne dis pas!... J'ai l'honneur de compter parmi les adorateurs de madame votre femme; comment va-t-elle?... Mon bivouac est à vos ordres!»

Comme il arrive souvent aux vieilles gens, Koutouzow détourna la tête d'un air distrait; il semblait avoir oublié tout ce qu'il avait à dire, et tout ce qu'il avait à faire. Tout à coup, se souvenant d'un ordre à donner, il fit signe du doigt à André Kaïssarow, le frère de son aide de camp.

«Comment donc sont ces vers de Marine, les vers sur Ghérakow!... Dis-les un peu?»

Kaïssarow les récita, et Koutouzow balançait la tête en mesure, en les écoutant.

Lorsque Pierre s'éloigna, Dologhow s'approcha de lui et lui tendit la main.

«Je suis charmé de vous rencontrer ici, comte, dit-il tout haut, sans paraître embarrassé le moins du monde par la présence d'étrangers.

—À la veille d'un pareil jour, reprit-il avec solennité et décision, à la veille d'un jour où Dieu seul sait ce qui nous attend, je suis heureux de trouver l'occasion de vous dire que je regrette les malentendus qui se sont élevés entre nous, et je désire que vous n'ayez plus de haine contre moi.... Accordez-moi, je vous prie, votre pardon.»

Pierre regardait Dologhow en souriant, ne sachant que lui répondre. Celui-ci, les larmes aux yeux, l'entoura de ses bras et l'embrassa. Sur ces entrefaites, le comte Bennigsen, auquel Boris avait glissé quelques mots, proposa à Pierre de le suivre le long de la ligne des troupes.

«Cela vous intéressera, ajouta-t-il.

—Bien certainement,» répondit Pierre.

Une demi-heure plus tard, Koutouzow partit pour Tatarinovo, tandis que Bennigsen, accompagné de sa suite et de Pierre, allait faire son inspection.

V

Bennigsen descendit la grand'route vers le pont que l'officier avait indiqué à Pierre comme étant le centre de notre position, et dont le foin, fauché des deux côtés de la rivière, embaumait les abords.