Devant la porte de ces boutiques, on peut généralement voir bavarder et rire les groupes de vieux marins et autres rats de quai qui hantent le quartier. La pièce en question est tapissée de toiles d’araignées et toute sale sous ses vieilles peintures. Un sable gris couvre son plancher selon un usage partout ailleurs depuis longtemps tombé en désuétude. On conclut aisément de la malpropreté de l’ensemble que c’est là un sanctuaire où la femme et ses outils magiques que sont plumeaux et balais n’ont accès que fort rarement. En fait de meubles, il y a un poêle à volumineux tuyau,

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un vieux bureau de sapin avec un tabouret à trois pieds devant lui, deux ou trois chaises de bois toutes décrépites et branlantes et, pour ne point oublier la bibliothèque, quelques rayons où

figurent une douzaine ou deux de tomes des Annales du

Congrès et un abrégé ventru des lois sur les recettes. Un tuyau de fer blanc monte transpercer le plafond à titre de moyen de communication vocale avec les autres parties de l’édifice. Allant et venant dans cette pièce, ou haut perché sur le tabouret, un coude sur le bureau et les regards errant sur les colonnes du journal du matin, vous eussiez pu, il y a six mois, reconnaître, honoré lecteur, l’individu qui vous souhaitait jadis la bienvenue dans son gai petit cabinet de travail du vieux presbytère que le soleil éclairait si agréablement à travers les branches d’un saule. Mais, si vous alliez aujourd’hui le chercher en ces lieux, en vain demanderiez-vous le contrôleur démocrate. Le balai de la réforme l’a chassé de son poste et un successeur plus digne s’est vu revêtir de sa fonction et empoche son traitement.

Cette vieille ville de Salem, ma ville bien que je n’y aie que peu vécu, tant durant mon adolescence qu’en un âge plus mûr, exerce ou exerçait sur mes affections un empire dont je ne me suis jamais rendu compte pendant que j’y résidais. Il faut dire que telle qu’elle se présente – avec sa surface plate couverte surtout de maisons de bois dont très peu peuvent faire valoir des prétentions architecturales, ses irrégularités qui n’ont rien de pittoresque, mais ne font que mieux ressortir sa monotonie, ses rues paresseuses qui s’étirent péniblement entre la Colline du Gibet5 à un bout et une vue sur l’Hospice à l’autre, ma ville natale n’est guère attachante. Si l’on ne considère que son aspect, tant vaudrait éprouver un penchant envers un échiquier en désordre qu’envers elle. Et pourtant, bien qu’invariablement plus heureux ailleurs, j’éprouve envers ma vieille Salem un senti 5 « la Colline du Gibet » : la colline se trouve au nord-ouest de Salem. C’est vraisemblablement là que furent pendues les sorcières en 1692.

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ment que, faute d’un terme meilleur, je dois me contenter

d’appeler de l’affection. Sans doute faut-il en rendre responsables les profondes racines que ma famille enfonça anciennement en ce sol. Il y a aujourd’hui presque deux siècles et quart que l’émigrant de Grande-Bretagne6 qui, le premier, porta ici mon nom, faisait son apparition sur le sauvage lieu de campement entouré de forêts qui devait devenir ma ville. Ses descendants sont nés et sont morts en ce même endroit. Leur substance terrestre s’y est tellement mêlée au sol que celui-ci doit en bonne partie s’apparenter aujourd’hui à la forme mortelle sous laquelle, tant que durera mon temps, je vais et viens par ces rues. L’attachement dont je parle ne serait donc en partie que simple sympathie sensuelle entre poussière et poussière. Peu de mes compatriotes peuvent savoir de quoi il s’agit et, des transplantations fréquentes étant peut-être préférables pour la race, sans doute n’ont-ils guère à le regretter.

Mais ce sentiment a aussi une valeur spirituelle. Le personnage de ce premier ancêtre, revêtu par la tradition familiale d’une sombre grandeur, a été, d’aussi loin qu’il puisse me souvenir, présent dans mon imagination d’enfant. Il me hante encore et me donne comme un sentiment d’intimité avec le passé, où je ne prétends guère que Salem, en sa phase actuelle, entre pour quelque chose. Il me semble que, plus que les autres, j’ai en cette ville droit de cité à cause de cet aïeul grave et barbu, au noir manteau, au chapeau à calotte en forme de pain de sucre, qui vint, il y a si longtemps, aborder en ces parages avec sa Bible et son épée, marcha d’un pas si majestueux dans les rues toutes neuves et fit si grande figure dans la guerre et dans la paix. Lui a, certes, un droit de cité plus fort que le mien en ces lieux où

mon nom n’est presque jamais prononcé, où mon visage est à

peine connu.

6 « l’émigrant de Grande-Bretagne » : c’est-à-dire William Hathorne [sic], arrivé en 1630.

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Ce fut un soldat, un législateur et un juge ; un des chefs de l’Église. Il avait tous les traits de caractère des puritains, les mauvais comme les bons. Il se montra persécuteur impitoyable, comme en témoignent les Quakers qui content, au sujet de sa dureté envers une femme de leur secte7, une histoire dont le

souvenir durera plus longtemps, il faut le craindre, que celui d’aucune de ses meilleures actions qui furent cependant nombreuses.