Il
faut marcher en ligne. Nous attendrons. »
Et Joseph, un vieux tronc d’homme sec, noueux, dont toutes les
articulations faisaient des bosses, partit d’un pas tranquille et
descendit dans le ravin, en cherchant les trous praticables avec
des précautions de renard. Puis, tout de suite, il cria :
– Oh ! v’nez ! v’nez ! y a un malheur
d’arrivé.
Tous accoururent et plongèrent dans les ronces. Hautot père,
tombé sur le flanc, évanoui, tenait à deux mains son ventre d’où
coulaient à travers sa veste de toile déchirée par le plomb de
longs filets de sang sur l’herbe. Lâchant son fusil pour saisir la
perdrix morte à portée de sa main, il avait laissé tomber l’arme
dont le second coup, partant au choc, lui avait crevé les
entrailles. On le tira du fossé, on le dévêtit, et on vit une plaie
affreuse par où les intestins sortaient. Alors, après qu’on l’eut
ligaturé tant bien que mal, on le reporta chez lui et on attendit
le médecin qu’on avait été quérir, avec un prêtre.
Quand le docteur arriva, il remua la tête gravement, et se
tournant vers Hautot fils qui sanglotait sur une chaise :
– Mon pauvre garçon, dit-il, ça n’a pas bonne tournure.
Mais quand le pansement fut fini, le blessé remua les doigts,
ouvrit la bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regards
troubles, hagards, puis parut chercher dans sa mémoire, se
souvenir, comprendre, et il murmura :
– Nom d’un nom, ça y est !
Le médecin lui tenait la main.
– Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ça ne
sera rien.
Hautot reprit :
– Ça y est ! j’ai l’ventre crevé ! Je le sais
bien.
Puis soudain :
– J’veux parler au fils, si j’ai le temps.
Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répétait comme un petit
garçon :
– P’pa, p’pa, pauv’e p’pa !
Mais le père, d’un ton plus ferme :
– Allons pleure pu, c’est pas le moment. J’ai à te parler,
Mets-toi là, tout près, ça sera vite fait, et je serai plus
tranquille. Vous autres, une minute s’il vous plaît.
Tous sortirent laissant le fils en face du père.
Dès qu’ils furent seuls :
– Écoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire les
choses. Et puis il n’y a pas tant de mystère à ça que nous en
mettons. Tu sais bien que ta mère est morte depuis sept ans, pas
vrai, et que je n’ai pas plus de quarante-cinq ans, moi, vu que je
me suis marié à dix-neuf. Pas vrai ?
Le fils balbutia :
– Oui, c’est vrai.
– Donc ta mère est morte depuis sept ans, et moi je suis resté
veuf. Eh bien ! ce n’est pas un homme comme moi qui peut
rester veuf à trente-sept ans, pas vrai ?
Le fils répondit :
– Oui, c’est vrai.
Le père, haletant, tout pâle et la face crispée, continua :
– Dieu que j’ai mal ! Eh bien, tu comprends. L’homme n’est
pas fait pour vivre seul, mais je ne voulais pas donner une
suivante à ta mère, vu que je lui avais promis ça. Alors… tu
comprends ?
– Oui, père.
– Donc, j’ai pris une petite à Rouen, rue de l’Éperlan, 18, au
troisième, la seconde porte – je te dis tout ça, n’oublie pas, –
mais une petite qui a été gentille tout plein pour moi, aimante,
dévouée, une vraie femme, quoi ? Tu saisis, mon
gars ?
– Oui, père.
– Alors, si je m’en vas, je lui dois quelque chose, mais quelque
chose de sérieux qui la mettra à l’abri. Tu comprends ?
– Oui, père.
– Je te dis que c’est une brave fille, mais là, une brave, et
que, sans toi, et sans le souvenir de ta mère, et puis sans la
maison où nous avons vécu tous trois, je l’aurais amenée ici, et
puis épousée, pour sûr… écoute… écoute… mon gars… j’aurais pu faire
un testament… je n’en ai point fait ! Je n’ai pas voulu… car
il ne faut point écrire les choses… ces choses-là… ça nuit trop aux
légitimes… et puis ça embrouille tout… ça ruine tout le
monde ! Vois-tu, le papier timbré, n’en faut pas, n’en fais
jamais usage. Si je suis riche, c’est que je ne m’en suis point
servi de ma vie. Tu comprends, mon fils !
– Oui, père.
– Écoute encore… Écoute bien… Donc, je n’ai pas fait de
testament… je n’ai pas voulu… et puis je te connais, tu as bon
cœur, tu n’es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que,
sur ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de ne
pas oublier la petite : – Caroline Donet, rue de l’Éperlan, 18, au
troisième, la seconde porte, n’oublie pas. – Et puis, écoute
encore. Vas-y tout de suite quand je serai parti – et puis
arrange-toi pour qu’elle ne se plaigne pas de ma mémoire. – Tu as
de quoi. – Tu le peux, – je te laisse assez… Écoute… En semaine on
ne la trouve pas. Elle travaille chez Mme Moreau, rue Beauvoisine.
Vas-y le jeudi. Ce jour-là elle m’attend. C’est mon jour, depuis
six ans. Pauvre p’tite, va-t-elle pleurer !… Je te dis tout
ça, parce que je te connais bien, mon fils. Ces choses-là on ne les
conte pas au public, ni au notaire, ni au curé. Ça se fait, tout le
monde le sait, mais ça ne se dit pas, sauf nécessité.
1 comment