Mais je crois qu’elle s’offre aujourd’hui.
Je faisais l’essai de ma force en imaginant toutes sortes de maux qui pourraient m’advenir : la pauvreté, la prison, le déshonneur, la mort, et même la mort de Bimala. Et quand je me disais qu’il n’y avait aucun de ces maux que je ne pusse supporter avec courage, je crois que je ne me trompais pas. Seulement il y avait une chose que je ne pouvais jamais même imaginer ; et c’est à cette chose que je pense aujourd’hui ; et je me demande si je pourrai la supporter. Il y a une épine enfoncée dans mon cœur, et qui me fait mal incessamment, pendant tout le temps que j’accomplis le travail de chaque jour. Et la nuit même je la sens dans mon sommeil. Au moment où je m’éveille, il me semble que toute fraîcheur a quitté la face du ciel. Qu’est-ce donc ? qu’est-il arrivé ?
Mon esprit est devenu si sensible que même ma vie passée, qui était venue à moi sous le déguisement du bonheur, semble accabler mon cœur de sa fausseté. La honte et la douleur qui m’approchent montrent leurs véritables visages, d’autant plus qu’ils cherchent encore à les cacher. Mon cœur n’est plus qu’un œil qui voit tout. Les choses qu’il ne faut pas voir, les choses que je ne veux pas voir : je les vois toutes.
Le jour est venu enfin où ma vie déshéritée devra montrer sa nudité et perdre un à un tous ses masques. Cette pauvreté, si inattendue, a pris sa place dans un cœur où semblait régner l’abondance. Les sommes que j’ai payées à l’Illusion pendant neuf ans de ma vie, il faudra maintenant que je les rende avec usure à la Vérité pendant le reste de mes jours.
À quoi bon m’efforcer de maintenir mon orgueil ? Quel mal y a-t-il à avouer qu’il me manque quelque chose ? C’est peut-être cette énergie dépourvue de raison que les femmes aiment à trouver chez les hommes. Mais la force n’est-elle qu’un étalage de vigueur musculaire ? La force ne doit-elle avoir aucun scrupule à fouler aux pieds la faiblesse ?
Mais pourquoi tant d’arguments ? La dignité ne s’acquiert pas à force de raisonnements. Je suis indigne, indigne, indigne.
Mais que dire de mon indignité ? La vraie valeur de l’amour, c’est qu’il enrichit de sa propre richesse les cœurs pauvres. Pour les grands cœurs, il y a dans ce monde toutes sortes de récompenses divines. Mais pour les âmes de peu de prix, Dieu n’a réservé que l’amour.
Jusqu’à ce jour, Bimala fut pour moi une Bimala ménagère, un produit de l’espace restreint et de la routine quotidienne des petits devoirs. L’amour que j’en recevais venait-il, je me le demande, des sources profondes de son cœur, ou en était-il tiré artificiellement par des lois sociales, comme l’eau par une machine hydraulique ?
Je désirais ardemment voir Bimala fleurir dans toute sa vérité et toute sa puissance. Mais j’oubliais qu’il faut abandonner toute prétention fondée sur des droits conventionnels si l’on veut voir son prochain se révéler dans la libre vérité.
Pourquoi n’y avais-je pas songé ? Était-ce parce que j’avais éprouvé l’orgueil d’un mari qui possède une femme ? Non. C’était parce que je croyais que rien n’est impossible à l’amour. J’avais la vanité de croire que je pourrais contempler la vérité dans toute sa nudité effroyable : c’était tenter Dieu. Mais je ne doutais pas que je sortirais victorieux de l’épreuve.
Il y avait une chose en moi que Bimala n’avait jamais pu saisir. Elle ne comprenait pas que je tienne pour faiblesse toute force qui s’impose. Il n’y a que les faibles qui n’ont pas le courage d’être justes, ils échappent au devoir d’être justes et cherchent à obtenir des résultats rapides par les raccourcis de l’injustice. Bimala supporte impatiemment la patience. Elle goûte chez les hommes les qualités violentes, les colères injustes. Elle ne peut pas respecter ce qu’elle ne craint pas.
J’avais espéré que, quand elle se trouverait libre des devoirs du ménage, elle serait libérée aussi de son amour de la tyrannie. Mais je vois maintenant que cet amour tient aux racines même de son être. Elle se plaît à la violence. Pour qu’elle goûte le repas de la vie, il faut qu’il la brûle de poivre, du bout de la langue au fond de l’estomac. Mais moi, j’avais résolu de ne jamais faire mon devoir avec une impétuosité désordonnée et sous l’influence grisante de l’excitation.
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