Il écrasa à regret le dernier tiers de son Virginia. Il fallait qu’il s’en aille, on ne prend pas congé avec un cigare allumé.

– Aujourd’hui, c’était exceptionnel, grandiose ! Mes hommages à Madame votre épouse ! Malheureusement, je n’ai pas encore eu le plaisir… dit M. von Trotta et Sipolje.

Charles-Joseph rapprocha les talons. Il accompagna le chef d’orchestre jusqu’au premier palier. Puis il retourna dans le fumoir, se mit devant son père et dit :

– Je vais me promener, papa.

– Bon, bon, amuse-toi bien ! lui répondit M. von Trotta en lui faisant signe de la main.

Charles-Joseph partit. Il avait l’intention de se promener lentement, il voulait flâner, prouver à ses pieds qu’ils étaient en vacances. Le premier soldat qu’il rencontra lui fit rectifier la position, comme on dit dans le militaire. Il prit le pas cadencé. Il atteignit la limite de la ville, marquée par la grande bâtisse ocre de la trésorerie générale qui rôtissait tranquillement au soleil. La douce odeur des champs vint à sa rencontre avec l’éclatante chanson des alouettes. L’horizon bleu était borné à l’ouest par des collines bleu-gris, les premières maisons des villages se montrèrent avec leurs toits couverts de bardeaux ou de chaume, des cris de volailles sonnèrent comme des fanfares dans le silence estival. La campagne dormait, enveloppée de jour et de clarté.

Derrière le remblai du chemin de fer se trouvait la gendarmerie commandée par un maréchal des logis-chef. Charles-Joseph le connaissait bien, le maréchal des logis-chef Slama. Il décida de frapper à sa porte. Il entra sous la véranda, frappa, tira le cordon de sonnette, personne ne se montra. Une fenêtre s’ouvrit, Mme Slama se pencha par-dessus les géraniums et cria :

– Qui est là ?

Elle aperçut le petit Trotta :

– Tout de suite, dit-elle.

Elle ouvrit la porte du vestibule. On y sentait la fraîcheur et un peu le parfum. Mme Slama en avait mis une goutte sur sa robe. Charles-Joseph pensa aux boîtes de nuit de Vienne. Il demanda :

– Le maréchal des logis-chef n’est pas là ?

– Il est de service, monsieur von Trotta, répondit la jeune femme, mais entrez donc !

Et Charles-Joseph se trouva assis dans le salon des Slama. C’était une pièce basse, rougeâtre, très fraîche. On y était comme dans une glacière. Les dossiers des grands fauteuils rembourrés étaient en bois sculpté, passé au brou de noix, avec des entrelacs de feuillage qui vous blessaient le dos. Mme Slama alla chercher de la limonade fraîche, elle en but élégamment, à petites gorgées, le petit doigt écarté et les jambes croisées. Assise auprès de Charles-Joseph et tournée vers lui, elle balançait un pied prisonnier d’une pantoufle de velours rouge, nu, sans bas. Charles-Joseph regardait le pied, puis la limonade. Il ne regardait pas Mme Slama au visage. Son képi reposait sur ses genoux, il tenait les genoux raides et restait assis tout droit devant la limonade, comme si la boire était une obligation de service.

– Voilà bien longtemps qu’on ne vous a vu, monsieur von Trotta ! dit la femme du maréchal des logis-chef.

– Oui, madame, depuis longtemps.

Il pensait quitter cette maison le plus vite possible. On viderait la limonade d’un trait, s’inclinerait gentiment, ferait transmettre ses salutations au mari, puis on s’en irait.