Partout, d’un bout à l’autre du front, le crépitement confus et désordonné des fusils arrachés à leur somnolence se réveilla. L’Empereur, que ses compagnons exhortaient impatiemment à quitter cet endroit périlleux, se pencha cependant sur le sous-lieutenant étendu et, se souvenant de son devoir impérial, demanda à l’homme évanoui, qui n’entendait plus rien, comment il s’appelait. Un major, un sous-officier et deux hommes portant une civière arrivaient au pas de course, dos courbé, tête baissée. Les officiers d’état-major mirent tout d’abord l’Empereur à terre, puis s’y jetèrent eux-mêmes. « Là ! Le lieutenant ! » criait l’Empereur au major hors d’haleine.

Entre-temps, le feu s’était calmé et, tandis que le jeune officier adjoint se mettait à la tête des soldats en annonçant d’une voix claire : « La section à mon commandement ! », François-Joseph et ses compagnons se relevaient, les infirmiers sanglaient avec précaution le blessé sur le brancard. Puis tous se retirèrent en direction du quartier général où une tente blanche comme neige abritait la plus proche infirmerie.

La clavicule gauche de Trotta était fracassée. Le projectile, arrêté juste sous l’omoplate, fut extrait en présence du chef suprême de l’armée, sous les hurlements inhumains du blessé que la douleur avait fait sortir de son évanouissement.

Quatre semaines plus tard, Trotta était guéri. Quand il rejoignit sa garnison de Hongrie méridionale, il avait le grade de capitaine et la plus haute des distinctions honorifiques de la monarchie : l’ordre de Marie-Thérèse, ainsi que la particule. Il s’appelait désormais capitaine Joseph Trotta von Sipolje.

Comme si on lui avait échangé sa propre vie contre une vie étrangère toute neuve, fabriquée dans un atelier, chaque nuit, avant de s’endormir, chaque matin, après son réveil, il se répétait son nouveau grade et son nouvel état, se plantait devant son miroir et s’assurait qu’il avait toujours le même visage. Pris entre la familiarité maladroite dont usaient ses camarades pour essayer d’effacer la distance qu’une incompréhensible destinée avait soudain établie entre eux et lui, et ses propres efforts pour afficher devant tout le monde son habituelle désinvolture, le capitaine Trotta, nouveau noble, sembla perdre son équilibre. Il avait l’impression d’être condamné à marcher dorénavant, et jusqu’à la fin de sa vie, dans les chaussures d’autrui, sur un parquet glissant, poursuivi par de mystérieux chuchotements, attendu par de craintifs regards. Son grand-père n’avait été qu’un petit paysan, son père, ancien sergent-major, était devenu maréchal des logis-chef dans la gendarmerie, sur la région frontalière, dans le sud de la monarchie. Depuis qu’il avait perdu un œil en se battant avec des contrebandiers bosniaques, il vivait au château de Laxenburg, comme invalide militaire et gardien de parc, donnait à manger aux cygnes, taillait les haies, défendait le cytise au printemps, plus tard le sureau contre des mains chapardeuses et non autorisées et, pendant les nuits tièdes, il chassait de l’obscurité bienfaisante des bancs du parc les couples d’amoureux sans abri. Il avait paru naturel et convenable que le fils d’un sous-officier eût le simple grade de sous-lieutenant d’infanterie. Mais son propre père parut s’éloigner tout à coup du noble et distingué capitaine qu’auréolait l’éclat inaccoutumé et presque inquiétant de la faveur impériale, comme un nuage d’or. L’affection mesurée que le fils témoignait au vieillard sembla exiger un changement de conduite et une forme nouvelle de rapports entre père et fils. Il y avait cinq ans que le capitaine n’avait pas vu son père mais, tous les quinze jours, quand, selon un rite immuable, il montait la garde, il écrivait au vieil homme une courte lettre, dans le corps de garde, à la pauvre lueur vacillante d’une bougie d’ordonnance, après avoir visité les factionnaires, noté les heures de relève et inscrit dans la colonne des « observations particulières » un « néant » vigoureux et net qui niait pour ainsi dire la seule possibilité d’observations particulières. Écrites sur du papier jaune et fibreux de format in-octavo, les lettres se ressemblaient comme des bulletins de permission et des notes de service : portant la suscription « Cher père » sur la gauche, à quatre doigts de distance du bord supérieur, à deux doigts du bord latéral, elles commençaient par une brève information sur la santé du signataire, continuaient en exprimant l’espoir que celle du destinataire était « de même » et se terminaient par la formule : « Avec les respects de votre fils fidèle et reconnaissant » qui faisait toujours l’objet d’un nouvel alinéa, en bas, à droite et un peu en retrait sur une diagonale partant de la suscription. Mais comment faire maintenant pour modifier la forme réglementaire de ces lettres, prévue pour la durée d’une vie de soldat, d’autant qu’avec le nouveau grade, on ne menait plus le même train de vie, et comment intercaler, entre les phrases stéréotypées, des informations inusitées sur des conditions d’existence auxquelles on n’était pas accoutumé et qu’on avait à peine comprises soi-même ? En cette tranquille soirée où, pour la première fois depuis sa guérison, et pour remplir son devoir d’épistolier, il s’installa à la table que les lames espiègles d’hommes qui s’ennuyaient avaient largement entamée, profondément entaillée, le capitaine Trotta se rendit compte qu’il ne dépasserait jamais le « Cher père ». Il posa sa plume stérile contre l’encrier, arracha un petit bout de la mèche tremblotante de la bougie, comme s’il attendait une heureuse inspiration de sa lumière atténuée, puis il s’égara doucement parmi les souvenirs de son enfance, de son village, de sa mère et de l’École militaire. Il considéra les ombres gigantesques projetées par de tout petits objets sur les murs nus, badigeonnés de bleu, la courbe légère de son sabre pendu auprès de la porte, avec le collier sombre passé en travers de la coquille. Il écouta la pluie tomber inlassablement et tambouriner sa chanson sur le zinc qui recouvrait l’appui de fenêtre. Il finit par se lever, résolu à aller voir son père la semaine suivante, après la traditionnelle audience de remerciement à l’Empereur, pour laquelle on devait le convoquer dans quelques jours.

Une semaine plus tard, l’audience eut lieu : juste dix minutes, pas plus, d’impériale faveur, dix à douze questions, extraites de dossiers, auxquelles on répondait, en se tenant au garde-à-vous, par un « Oui, Sire » qui devait partir comme un coup de fusil plein de douceur, mais aussi de résolution, puis le capitaine Trotta partit immédiatement en fiacre pour voir son père à Laxenburg. Il trouva le vieil homme dans la cuisine de son logement, assis en bras de chemise à sa table nue et lisse sur laquelle on apercevait un mouchoir bleu foncé à bordure rouge, ainsi qu’une impressionnante tasse de café fumant qui embaumait. Une canne noueuse de merisier rouge pendait par son bec au bord de la table et se balançait doucement. Une blague à tabac frippée, toute gonflée d’un ordinaire fibreux, bâillait à côté de la longue pipe en terre blanche, jaunie, brunie, dont la coloration s’harmonisait avec la forte moustache blanche du vieillard. Au milieu de ce pauvre logis alloué par l’administration, le capitaine Trotta von Sipolje se dressait comme un dieu militaire, avec son écharpe chatoyante, son casque verni rayonnant comme un noir soleil d’une espèce toute particulière, des bottines à élastiques, sans un pli, cirées comme des miroirs, ses éperons étincelants, les deux rangées de boutons brillants, presque flamboyants, de sa tunique, sous la bénédiction de l’insigne de Marie-Thérèse au surnaturel pouvoir. Ainsi le fils se tenait devant son père, qui se leva lentement, comme s’il voulait mettre une ombre à l’éclat de son enfant par la lenteur de son accueil. Le capitaine Trotta baisa la main de son père, pencha la tête davantage, reçut un baiser sur le front, un autre sur la joue.

– Assieds-toi, dit le vieillard.

Le capitaine déboucla une partie de ses splendeurs et s’assit.

– Je te félicite, dit le père, de sa voix ordinaire, dans le dur allemand des Slaves de l’armée.

Il faisait éclater les consonnes comme un orage et portait de légers accents sur les syllabes finales pour les alourdir. Cinq ans plus tôt, il parlait encore slovène à son fils, bien que le jeune garçon n’en comprît que quelques phrases et n’en pût proférer une seule lui-même.