Le jeune lieutenant – Joseph, chevalier von Trotta était son nom – reçut la plus haute distinction que notre pays puisse conférer à ses héroïques enfants : l’ordre de Marie-Thérèse. »
Le livre de lecture à la main, le capitaine Trotta s’en alla derrière la maison, dans le petit verger où sa femme travaillait par les après-midi suffisamment tièdes et, les lèvres exsangues, presque sans voix, il lui demanda si elle avait eu connaissance de cette infâme lecture. Elle fit oui, de la tête, en souriant.
– C’est une imposture ! cria le capitaine, et il lança le livre sur la terre mouillée.
– Mais c’est pour les enfants ! répondit doucement sa femme.
Le capitaine lui tourna le dos. La colère le secouait comme la tempête un faible arbrisseau. Il rentra vite à la maison, son cœur palpitait. C’était l’heure de sa partie d’échecs. Il décrocha son sabre, boucla son ceinturon à sa taille, d’un geste hargneux et violent, et quitta la maison à grands pas farouches. Celui qui l’aurait vu alors aurait pu croire qu’il s’en allait assommer une bande d’ennemis. Au café, après avoir perdu deux parties sans desserrer les dents, quatre profonds plis barrant son front étroit et pâle sous ses cheveux rudes et courts, d’une main furieuse, il renversa les pièces tintantes et dit à son partenaire :
– Il faut que je vous demande conseil !
Silence.
– On a abusé de moi, continua-t-il, les yeux braqués sur les verres étincelants du notaire.
Il s’aperçut alors, au bout d’un moment, que les mots lui manquaient. Il aurait dû apporter le livre. Cet objet odieux entre les mains, il lui aurait été beaucoup plus facile de s’expliquer.
– Ah, mais comment ? demanda le juriste.
– Je n’ai jamais servi dans la cavalerie, dit le capitaine, considérant que c’était là la meilleure entrée en matière, bien qu’il se rendît compte qu’on ne saisirait pas ce qu’il voulait dire. Et ces écrivassiers sans vergogne racontent dans les livres pour enfants que je suis arrivé à bride abattue, sur un alezan couvert de sueur, pour sauver l’Empereur, voilà ce qu’ils disent.
Le notaire comprit, lui-même connaissait le passage par les manuels de ses fils.
– Vous y attachez trop d’importance, capitaine, dit-il. Pensez donc, c’est pour les enfants !
Trotta le regarda, effrayé. À ce moment, il eut l’impression que le monde entier s’était ligué contre lui : les auteurs de livres de lecture, le notaire, sa femme, son fils, le précepteur.
– Tous les faits historiques, reprit le notaire, sont altérés pour l’usage scolaire. Et, à mon avis, on a raison. Il faut aux enfants des exemples à leur portée, qui se gravent dans leur esprit. Quant à l’exacte vérité, ils l’apprendront plus tard.
– L’addition ! s’écria le capitaine, puis il se leva.
Il se rendit à la caserne, surprit le lieutenant Amerling, officier de service, avec une demoiselle dans le bureau du sergent-major, inspecta lui-même les postes de garde, fit chercher le sergent, appela le sous-officier de service au rapport, fit mettre la compagnie en ligne et ordonna des exercices d’armes dans la cour. Tous lui obéirent, déconcertés et tremblants. Il manquait plusieurs hommes dans chaque section, qui demeurèrent introuvables. Le capitaine Trotta ordonna de faire l’appel.
– Les absents, demain au rapport ! dit-il au lieutenant.
Les hommes, la respiration haletante, faisaient la manœuvre au fusil. Les baguettes cliquetaient, les courroies volaient, les mains brûlantes claquaient sur le métal frais des canons, les puissantes crosses martelaient la terre sourde et molle.
– Armez ! commanda le capitaine.
L’air vibrait du sourd crépitement des cartouches chargées à blanc.
– Une demi-heure de salut ! ordonna le capitaine.
Au bout de dix minutes, il changea de commandement.
– À genoux pour la prière !
Calmé, il écouta le choc mat des durs genoux contre la terre, les cailloux et le sable. Il était encore capitaine, maître de sa compagnie. Il allait le leur montrer, à ces écrivassiers !
Ce jour-là, il n’alla pas au mess, il ne dîna même pas, il se coucha. Il dormit lourdement, d’un sommeil sans rêves. Le lendemain matin, au rapport des officiers, il présenta sa laconique et retentissante requête au colonel. On la transmit. Alors commença le martyre du capitaine Trotta, chevalier von Sipolje, chevalier de la vérité. Il fallut des semaines pour que le ministère de la Guerre répondît que la plainte avait été transmise au ministère de l’Instruction et des Cultes. Et de nouvelles semaines s’écoulèrent jusqu’au jour où arriva la réponse du ministère. Elle était ainsi conçue :
« Monsieur le Chevalier,
Très honoré Capitaine,
En réponse à votre très honorée plainte, ayant trait au texte n° 15 des manuels de lecture rédigés et publiés par Messieurs les professeurs Weidner et Srdcny et autorisés dans les écoles primaires et collèges d’Autriche aux termes de la loi du 21 juillet 1864, M. le ministre de l’Instruction se permet d’attirer très respectueusement votre attention sur le fait que, conformément à l’arrêté du 21 mars 1840, les livres de lecture d’intérêt historique concernant la haute personnalité de l’Empereur François-Joseph, ainsi que les autres membres de la haute maison régnante, doivent être adaptés aux facultés d’assimilation des écoliers et à l’obtention des meilleurs résultats pédagogiques possibles.
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