Un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant : « Bonsoir, monsieur Lélio. » Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m’élance sur ses traces, je traverse la rue, et sans me soucier du danger auquel je m’expose, j’entre avec lui dans un café. Heureusement c’était un café borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.

Quand, à la clarté d’un mauvais lustre enfumé, j’eus jeté les yeux sur Lélio, je crus m’être trompée et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans : il était jaune, flétri, usé ; il était mal mis ; il avait l’air commun ; il parlait d’une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l’eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m’assurer que c’était bien là le dieu du théâtre et l’interprète du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m’avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son œil était morne, éteint, presque stupide ; sa prononciation accentuée devenait ignoble en s’adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n’était plus Hippolyte, c’était Lélio. Le temple était vide et pauvre ; l’oracle était muet ; le dieu s’était fait homme ; pas même homme, comédien.

Il sortit, et je restai longtemps stupéfaite à ma place, ne songeant point à avaler le vin chaud épicé que j’avais demandé pour me donner un air cavalier. Quand je m’aperçus du lieu où j’étais et des regards qui s’attachaient sur moi, la peur me prit ; c’était la première fois de ma vie que je me trouvais dans une situation si équivoque et dans un contact si direct avec des gens de cette classe ; depuis, l’émigration m’a bien aguerrie à ces inconvenances de position.

Je me levai et j’essayai de fuir, mais j’oubliai de payer. Le garçon courut après moi. J’eus une honte effroyable ; il fallut rentrer, m’expliquer au comptoir, soutenir tous les regards méfiants et moqueurs dirigés sur moi. Quand je fus sortie, il me sembla qu’on me suivait. Je cherchai vainement un fiacre pour m’y jeter, il n’y en avait plus devant la Comédie. Des pas lourds se faisaient entendre toujours sur les miens. Je me retournai en tremblant ; je vis un grand escogriffe que j’avais remarqué dans un coin du café, et qui avait bien l’air d’un mouchard ou de quelque chose de pis. Il me parla ; je ne sais pas ce qu’il me dit, la frayeur m’ôtait l’intelligence ; cependant j’eus assez de présence d’esprit pour m’en débarrasser. Transformée tout d’un coup en héroïne par ce courage que donne la peur, je lui allongeai rapidement un coup de canne dans la figure, et, jetant aussitôt la canne pour mieux courir, tandis qu’il restait étourdi de mon audace, je pris ma course, légère comme un trait, et ne m’arrêtai que chez Florence. Quand je m’éveillai le lendemain à midi dans mon lit à rideaux ouatés et à chapiteaux de plumes rosés, je crus avoir fait un rêve, et j’éprouvai de ma déception et de mon aventure de la veille une grande mortification. Je me crus sérieusement guérie de mon amour, et j’essayai de m’en féliciter ; mais ce fut en vain. J’en éprouvais un regret mortel ; l’ennui retombait sur ma vie, tout se désenchantait. Ce jour-là je mis Larrieux à la porte.

Le soir arriva et ne m’apporta plus ces agitations bienfaisantes des autres soirs. Le monde me sembla insipide. J’allai à l’église ; j’écoutai la conférence, résolue à me faire dévote ; je m’y enrhumai : j’en revins malade.

Je gardai le lit plusieurs jours. La comtesse de Ferrières vint me voir, m’assura que je n’avais point de fièvre, que le lit me rendait malade, qu’il fallait me distraire, sortir, aller à la Comédie. Je crois qu’elle avait des vues sur Larrieux, et qu’elle voulait ma mort.

Il en arriva autrement ; elle me força d’aller avec elle voir jouer Cinna. « Vous ne venez plus au spectacle, me disait-elle ; c’est la dévotion et l’ennui qui vous minent. Il y a longtemps que vous n’avez vu Lélio ; il a fait des progrès ; on l’applaudit quelquefois maintenant ; j’ai dans l’idée qu’il deviendra supportable. »

Je ne sais comment je me laissai entraîner. Au reste, désenchantée de Lélio comme je l’étais, je ne risquais plus de me perdre en affrontant ses séductions en public. Je me parai excessivement, et j’allai en grande loge d’avant-scène braver un danger auquel je ne croyais plus.

Mais le danger ne fut jamais plus imminent.