Il se rappela avoir souvent éprouvé au lit, peut-être à la suite d'une mauvaise position, une légère douleur, qui s'était ensuite révélée imaginaire au moment du réveil ; et il était curieux de voir si ses impressions d'aujourd'hui allaient, elles aussi, peu à peu se dissiper. Quant à la transformation de sa voix, il ne doutait pas un instant que ce fût seulement le signe prémonitoire d'un bon rhume, la maladie professionnelle des voyageurs de commerce.
Il n'eut aucun mal à rejeter la couverture ; il lui suffit de se gonfler un peu et elle tomba d'elle-même. Mais ensuite les choses se gâtèrent, surtout à cause de sa largeur insolite. Il aurait fallu s'aider des bras et des mains pour se redresser ; mais il n'avait que de petites pattes qui n'arrêtaient pas de remuer dans tous les sens et sur lesquelles il n'avait aucun moyen d'action. S'il voulait plier l'une d'entre elles, elle commençait par s'allonger ; et s'il parvenait enfin à faire faire à cette patte ce qu'il voulait, toutes les autres, abandonnées à elles-mêmes, se livraient aussitôt à une vive agitation des plus pénibles. « Surtout, ne pas rester inutilement au lit », se dit-il.
Il voulut d'abord sortir du lit par le bas du corps, mais cette partie inférieure de son corps, que d'ailleurs il n'avait encore jamais vue et dont il ne parvenait pas à se faire une idée précise, s'avéra trop difficile à mouvoir ; tout cela bougeait si lentement ; et quand enfin, exaspéré, il se poussa brutalement de toutes ses forces en avant, il calcula mal sa trajectoire et vint se heurter violemment à l'un des montants du lit, et la douleur cuisante qu'il éprouva lui fit comprendre que la partie inférieure de son corps était peut-être pour l'instant la plus sensible.
Il essaya donc de sortir d'abord par le haut et tourna la tête avec précaution vers le bord du lit. Il y parvint sans peine et la masse de son corps, malgré sa largeur et son poids, finit par suivre lentement les mouvements de sa tête. Mais lorsque la tête fut entièrement sortie à l'air libre, il eut peur de continuer à progresser de cette manière ; car, s'il se laissait tomber de la sorte, ç'eût été un miracle qu'il ne se fracassât pas le crâne. Et ce n'était certes pas le moment de perdre ses moyens. Mieux valait encore rester au lit.
Mais quand, après s'être donné à nouveau le même mal, il se retrouva en soupirant dans la même position et qu'il vit à nouveau ses petites pattes se livrer bataille avec plus de violence encore qu'auparavant, sans trouver aucun moyen de rétablir un peu d'ordre et de calme dans toute cette confusion, il se dit derechef qu'il lui était absolument impossible de rester au lit et que le plus raisonnable était encore de tout risquer, s'il subsistait un espoir, si léger soit-il, de sortir ainsi du lit. Ce qui ne l'empêchait pas de se rappeler, de temps à autre, que la réflexion et le sang-froid valent mieux que les résolutions désespérées. À ces moments-là, il fixait ses regards aussi fermement qu'il le pouvait sur la fenêtre ; mais malheureusement le brouillard du matin noyait tout, jusqu'au bord opposé de l'étroite ruelle et il y avait peu d'encouragement et d'espoir à attendre de ce côté-là. « Sept heures ! », pensa-t-il en entendant à nouveau la sonnerie du réveil, « et le brouillard n'a pas diminué », et il resta couché un moment immobile en retenant son souffle, comme s'il espérait que le calme total allât rendre à toute chose son évidence coutumière13.
Mais il se dit ensuite : « Avant que ne sonne huit heures un quart, il faut absolument que j'aie quitté le lit. Quelqu'un du magasin sera d'ailleurs venu demander de mes nouvelles, car ils ouvrent avant sept heures ! » Et il se mit à balancer son corps de tout son long d'un mouvement régulier pour le sortir du lit. S'il se laissait tomber de cette façon, il pourrait sans doute éviter de se blesser la tête, pourvu qu'il la tînt bien droite au moment de la chute. Son dos semblait dur et il ne se passerait probablement rien lorsqu'il toucherait le tapis. Sa principale inquiétude venait du grand bruit qu'il ferait sans doute et qui, même à travers les portes closes, pouvait provoquer sinon de l'effroi, du moins de l'inquiétude. Mais il fallait risquer.
Lorsque Gregor eut à moitié émergé du lit – la nouvelle méthode était plus un jeu qu'un effort, il suffisait de se balancer –, il se mit à penser que tout aurait été facile si on était venu l'aider. Deux personnes vigoureuses – il pensait à son père et à la bonne – auraient amplement suffi : elles auraient passé les bras sous son dos bombé, l'auraient extrait du lit, se seraient penchées avec leur fardeau et auraient simplement attendu patiemment qu'il rebondisse de lui-même sur le sol, où l'on pouvait espérer que les petites pattes eussent rempli leur office. Mais, outre que les portes étaient fermées, aurait-il dû vraiment appeler à l'aide ? En dépit de tout son malheur, il avait de la peine, à cette idée, à réprimer un sourire.
Il en était déjà si loin dans l'opération que, même en accentuant le mouvement de balancement, il parvenait difficilement à garder l'équilibre ; il lui fallait prendre une décision définitive, car dans cinq minutes il serait huit heures un quart ; mais soudain il entendit sonner à la porte de l'appartement. « C'est quelqu'un du magasin », se dit-il, et il resta figé sur place, tandis que ses petites pattes s'agitaient plus frénétiquement encore. Tout resta un moment silencieux. « Ils n'ouvrent pas », se dit Gregor, pris d'un espoir insensé. Mais aussitôt, la bonne se dirigea comme toujours de son pas ferme vers la porte et l'ouvrit. Il suffit à Gregor d'entendre les premiers mots du visiteur pour comprendre de qui il s'agissait : c'était le fondé de pouvoir en personne. Pourquoi fallait-il que Gregor fût condamné à travailler dans une affaire où, au moindre manquement, on concevait aussitôt les pires soupçons ? Les employés étaient-ils donc tous sans exception des fripons ? N'y avait-il parmi eux aucun de ces serviteurs fidèles et dévoués qui, s'il leur arrivait un matin de laisser passer une ou deux heures sans les consacrer au magasin, fussent aussitôt saisis de remords insensés au point de ne pas pouvoir se lever de leur lit ? N'aurait-il pas suffi d'envoyer un apprenti aux renseignements – à supposer qu'un interrogatoire parût même nécessaire – ; fallait-il que le fondé de pouvoir vînt lui-même, afin de montrer à toute la famille innocente que l'éclaircissement de cette scabreuse affaire ne pouvait être confié qu'à la perspicacité d'un fondé de pouvoir14 ? Et à cause de l'agacement que produisaient en lui toutes ces réflexions plutôt que par l'effet d'une véritable décision, il se jeta de toutes ses forces hors du lit. Il y eut un choc, mais non à proprement parler un fracas. La chute avait été un peu amortie par le tapis et le dos était sans doute plus élastique que Gregor ne l'avait tout d'abord pensé ; toujours est-il que le bruit resta assez sourd pour ne pas trop appeler l'attention. Il n'avait simplement pas assez pris garde à sa tête, qui alla se cogner quelque part ; il la tourna de côté et, de dépit et de souffrance, la frotta contre le tapis.
« Il y a quelque chose15 qui vient de tomber », dit le fondé de pouvoir dans la pièce de gauche. Gregor chercha à imaginer s'il ne pourrait pas un jour advenir au fondé de pouvoir une aventure semblable à la sienne ; c'était au moins une éventualité qu'on ne pouvait pas écarter.
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