Des petits ruisseaux qui payent leur tribut journalier à leur amère souveraine ajoutent à ses eaux, mais n'en changent point le goût.»
XCIV.--«Tu es, lui dit Lucrèce, un océan, un roi souverain, et dans ton vaste empire se répandent la noire luxure, le déshonneur, la honte, le dérèglement, qui cherchent à souiller les flots de ton sang. Si toutes ces faibles sources de mal changent ta vertu, la mer est jetée dans la boue d'un bourbier, quand la vase devrait se perdre dans la mer.
XCV.--«C'est ainsi que tes esclaves seront rois, et toi leur esclave; c'est ainsi que ta noblesse sera dégradée, leur bassesse relevée; c'est ainsi que tu seras leur vie, et qu'ils seront eux-mêmes ton tombeau; toi, avili dans ta honte; eux, dans ton orgueil. Les choses inférieures ne devraient point cacher les choses plus grandes. Le cèdre ne s'abaisse point aux pieds du buisson, les broussailles se flétrissent aux pieds des cèdres.
XCVI.--«Que tes pensées, fidèles à ton rang.....»--«C'est assez, dit Tarquin; par le ciel, je ne t'écoute plus. Cède à mon amour, sinon la haine brutale, au lieu du contact timide de l'amour, te déchirera cruellement. Après quoi je veux te transporter dans le lit de quelque coquin de valet, pour lui faire partager ta destinée honteuse.»
XCVII.--A ces mots, il écrase du pied sa torche, car la lumière et la débauche sont ennemies mortelles. La honte, enveloppée des ombres de l'aveugle nuit, tyrannise d'autant plus qu'elle n'est pas aperçue. Le loup a saisi sa proie, le pauvre agneau crie jusqu'à ce que sa voix soit arrêtée au passage par sa propre toison, qui ensevelit ses cris dans les plis délicats de ses lèvres.
XCVIII.--En effet, Tarquin se sert du linge de nuit qu'elle porte pour enfermer dans sa bouche ses tristes clameurs; il baigne son front brûlant dans les plus chastes larmes qu'aient jamais versées les yeux de la modeste douleur. Oh! comment la concupiscence désordonnée peut-elle souiller une couche si pure? Ah! si les larmes pouvaient en effacer la tache, Lucrèce en répandrait à jamais!
XCIX--Mais elle a perdu une chose plus précieuse que la vie, et Tarquin a conquis ce qu'il voudrait bien ne plus avoir. Cette violence amène une autre lutte; cette jouissance passagère engendre des années de regrets: cet ardent désir se change en froid dégoût. La pure chasteté est dépouillée de son trésor, et la luxure est plus pauvre qu'avant son larcin.
C.--Voyez comme le limier trop nourri ou le faucon rassasié, n'ayant plus la même finesse d'odorat, ni la même vitesse, poursuivent lentement ou perdent tout à fait la proie dont la nature les a rendus avides; de même Tarquin assouvi redoute cette nuit. Son goût aigri dévore son désir qui l'a abusé.
CI.--O crime dont l'imagination paisible ne peut comprendre la profondeur insondable! Le désir enivré rejette sa proie avant de voir sa propre infamie. Tant que la concupiscence est dans son orgueil, aucune remontrance ne saurait apaiser son ardeur ni maîtriser son téméraire désir, jusqu'à ce que, telle qu'un vieux coursier, elle se fatigue elle-même.
CII.--Et alors le désir, aux joues pâles et amaigries, à l'oeil pesant, au front sourcilleux, à la démarche défaillante, abattu, pauvre et lâche, se lamente comme un mendiant banqueroutier. Tant que la chair est fière, le désir lutte avec la pitié, car alors il est en joie: mais quand elle perd sa fraîcheur, le rebelle coupable demande lui-même grâce d'un ton soumis.
CIII.--C'est ainsi qu'il agit avec ce prince criminel de Rome, si ardent à le satisfaire. Le voilà maintenant qui prononce contre lui-même cet arrêt: qu'il est déshonoré dans les siècles à venir, que le beau temple de son âme est profané, et que sur ses ruines accourent des armées de soucis pour demander à cette reine souillée ce qu'elle est devenue.
CIV.--L'âme répond que ses sujets insurgés ont renversé son mur consacré, et que, par leur faute mortelle, ils ont réduit en servitude son immortalité, et l'ont rendue esclave d'une mort vivante et d'une douleur éternelle. Avertie par sa prescience, elle avait fait résistance; mais sa prévoyance n'avait pu faire céder leurs désirs.
CV.--Agité de cette pensée, Tarquin s'esquive dans les ténèbres de la nuit, vainqueur captif pour qui la victoire est funeste. Il emporte une blessure que rien ne guérit, une cicatrice qui restera malgré la guérison, laissant la victime désolée. Lucrèce est accablée du poids du crime qu'il laisse derrière lui, et lui du fardeau d'une âme coupable.
CVI.--Tarquin, comme un loup ravisseur, s'éloigne furtivement. Elle, comme un agneau fatigué, reste étendue, presque sans souffle. Il se hait pour son attentat; désespérée, elle déchire son beau corps de ses propres mains. Il part effrayé, et couvert de la sueur du crime. Elle reste, poussant des cris de douleur profonde pendant cette fatale nuit; il fuit, regrettant le court plaisir qui ne lui laisse que dégoût.
CVII.--Il part pénitent, accablé. Elle demeure abandonnée et sans espoir. Dans sa hâte, il soupire après la clarté du matin; elle voudrait ne plus voir le jour. «Pendant le jour, dit-elle, les écarts de la nuit se révèlent, et mes yeux sincères n'ont jamais appris à masquer mes torts par un regard dissimulé.
CVIII.--«Ils croient que tous les yeux peuvent voir le déshonneur qu'ils aperçoivent eux-mêmes, c'est pourquoi ils voudraient rester dans l'obscurité pour tenir caché mon outrage, car ils se trahiront par leurs larmes; et, comme l'eau qui ronge l'acier, ils graveront sur mes joues la honte irréparable que je ressens.»
CIX.--Ici elle accuse le repos et le sommeil, condamnant ses yeux à être désormais aveugles. Elle réveille son coeur en frappant sur son sein, et lui dit d'aller chercher un autre asile plus pur et plus digne de lui. Rendue folle par l'excès de sa douleur, elle exhale en ces mots ses plaintes contre les secrets de la nuit:
CX.--«O nuit ennemie de la paix du coeur! image de l'enfer, sombre registre de la honte, obscur théâtre de meurtres tragiques, vaste chaos qui cache les crimes, nourrice des outrages, entremetteuse couverte d'un manteau! asile d'infamie, caverne affreuse de la mort, conspirateur à voix basse, liguée avec la trahison et le viol.
CXI.--«Nuit abhorrée, nuit aux ténébreuses vapeurs! puisque tu es complice de mon crime irréparable, rassemble tes brouillards pour attaquer l'aube matinale et faire la guerre au cours réglé du temps! ou si tu souffres que le soleil s'élève jusqu'à sa hauteur accoutumée avant qu'il retourne à son humide couche, ceins sa tête d'or de nuages empoisonnés.
CXII.--«Corromps l'air du matin avec des exhalaisons fétides; par leur haleine empestée, souille la vie de la pureté, beauté par excellence, avant que Phébus arrive à sa halte de midi; et que tes vapeurs marchent en rangs si serrés, que dans leurs ombres brumeuses sa lumière étouffée s'éclipse au milieu de sa course et cause une nuit perpétuelle.
CXIII.--«Si Tarquin était la nuit comme il est le fils de la nuit, il outragerait la reine au diadème d'argent; ses nymphes étincelantes aussi (violées par lui) n'oseraient plus se montrer sur le sein noir de la nuit. J'aurais, par ce moyen, des compagnes de douleur. Des malheurs partagés sont plus doux à supporter, de même que des pèlerins font route ensemble pour abréger leur pèlerinage.
CXIV.--«Maintenant je n'ai personne qui puisse rougir avec moi, se croiser les bras, pencher humblement la tête, se voiler le front et cacher son infamie. Mais moi seule je suis condamnée à gémir arrosant la terre de larmes amères, mêlant des sanglots à mes plaintes, des gémissements à mes douleurs, gages cruels d'un éternel désespoir.
CXV.--«O nuit! fournaise dont la fumée est sanglante, ne permets pas que le jour jaloux voie ce visage qui sous ton noir manteau a été livré à la dégradation de l'impudicité.
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