Bien plus, il s'est plaint de lassitude et il a parlé de vertu! O forfait imprévu! combien la vertu est profanée dans un tel démon!
CXXII.--«Pourquoi le ver s'introduit-il dans le bouton vierge? pourquoi l'odieux coucou pond-il ses oeufs dans les nids du passereau? pourquoi les crapauds empoisonnent-ils les sources pures, par une vase envenimée? pourquoi une démence tyrannique se cache-t-elle dans des seins pleins de douceur? pourquoi les princes violent-ils leurs devoirs? Mais il n'est pas de perfection si absolue que quelque impureté ne la souille.
CXXIII--«Le vieillard qui entasse son or est tourmenté de crampes, de la goutte et de douloureuses incommodités. A peine a-t-il des yeux pour voir son trésor: mais, comme le malheureux Tantale, il maudit l'insuffisance de ses sens, n'ayant d'autre plaisir de ses richesses que la douloureuse pensée qu'elles ne peuvent guérir ses maux.
CXXIV.--«Il les possède quand il n'en peut jouir et il les laisse à ses jeunes fils qui dans leur orgueil se hâtent de les prodiguer. Leur père était trop faible, ils sont trop forts pour conserver longtemps cette fortune à la fois maudite et bénie. Les douceurs que nous désirons s'aigrissent et deviennent amères au moment même où elles nous sont accordées.
CXXV.--«Des vents capricieux accompagnent le tendre printemps; des plantes nuisibles prennent racine au milieu des fleurs précieuses. La vipère siffle là où les charmants oiseaux chantent; ce qu'enfante la vertu, l'iniquité le dévore. Il n'est aucun bien en notre pouvoir que la malencontreuse occasion ne nous le fasse perdre ou n'altère ses qualités.
CXXVI.--«Occasion, ton crime est grand, c'est toi qui exécutes la trahison du traître; tu livres l'agneau à la cruauté du loup; quelque complot qu'on médite, c'est toi qui le favorises: c'est toi qui foules au pied le droit, la justice et la raison; c'est toi qui dans ta sombre caverne, où personne ne peut te voir, postes le crime, pour dévorer les âmes qui passent auprès.
CXXVII.--«Tu persuades à la vestale de violer son voeu; tu souffles le feu quand la tempérance fond. Tu étouffes la probité, tu immoles la vérité; indigne complice, infâme entremetteuse, tu sèmes la calomnie et tu écartes la louange; tu t'associes au viol, à la perfidie, aux brigands. Ton miel se change en fiel, ta jouissance en douleur.
CXXVIII.--«A tes plaisirs secrets succède la honte publique; à tes festins cachés un jeûne solennel, à tes titres flatteurs un nom déshonoré, à ta langueur miellée un goût d'absinthe, et tes vanités forcées ne sauraient être durables. Comment se fait-il donc, vile occasion, qu'étant si méchante, il y ait tant de gens qui te recherchent?
CXXIX.--«Quand seras-tu l'ami de l'humble suppliant, quand le conduiras-tu au lieu où il obtiendra ce qu'il désire, quand amèneras-tu la fin des grands débats, quand délivreras-tu l'âme que le malheur enchaîne, quand guériras-tu les malades, quand soulageras-tu les affligés? le pauvre, le boiteux, l'aveugle languissent, pleurent et t'implorent, mais ils ne trouvent jamais l'occasion.
CXXX.--«Le malade meurt pendant que le médecin dort, l'orphelin gémit pendant que l'oppresseur est heureux, le juge est en festin pendant que la veuve pleure; la prudence se divertit pendant que le vice naît, tu n'accordes jamais rien aux actions charitables. La colère, l'envie, la trahison, le rapt, le meurtre triomphent, tu leur donnes tes heures pour pages.
CXXXI.--«Quand la vertu et la vérité ont affaire à toi, mille traverses les privent de ton secours; elles achètent ton appui, mais le crime ne le paye jamais; il vient sans frais, et tu es satisfaite de l'écouter et de lui accorder ce qu'il demande. Mon Collatin aurait pu venir vers moi quand Tarquin est venu; c'est toi qui l'as retenu.
CXXXII.--«Tu es coupable de meurtre, de larcin, coupable de parjure et de subornation, coupable de trahison, de fausseté et d'imposture, coupable de l'abominable inceste. Tu es de ton plein gré consentante à tous les crimes passés, et à tous les crimes à venir, depuis la création jusqu'à la fin du monde.
CXXXIII.--«Temps difforme, compagnon de l'horrible nuit, agile coursier du hideux souci, toi qui dévores la jeunesse, esclave trompeur des plaisirs trompeurs, lâche sentinelle des chagrins, cheval de bât du crime, séducteur de la vertu, tu nourris et tu détruis tout ce qui est. Oh! écoute-moi! temps méchant et maudit, sois coupable de ma mort, puisque tu l'es de mon crime.
CXXXIV.--«Pourquoi ta servante, l'occasion, a-t-elle trahi les heures que tu m'avais accordées pour mon repos? pourquoi corrompre mon bonheur, et m'enchaîner à une suite infinie de maux éternels? Le devoir du Temps est de déjouer la haine des ennemis, de détruire les erreurs nées de l'opinion, et de ne pas laisser souiller une couche légitime.
CXXXV.--«La gloire du temps, c'est d'apaiser les querelles des rois, de démasquer la fausseté, d'amener la vérité au jour, et de mettre le sceau des siècles sur les choses antiques, de veiller le matin, de faire sentinelle la nuit, de poursuivre l'injustice jusqu'à ce qu'elle répare ses torts, de ruiner les somptueux édifices et de souiller de poussière leurs dômes dorés.
CXXXVI.--«Sa gloire est de remplir de trous de vers les vastes monuments, de fournir l'oubli de ruines, d'effacer de vieux livres, d'en altérer le contenu, d'arracher les plumes aux ailes des vieux corbeaux, d'épuiser la sève des vieux chênes, de féconder les printemps et de tourner la roue capricieuse de la Fortune.
CXXXVII.--«Sa gloire est de faire voir à l'aïeule les filles de sa fille, de faire de l'enfant un homme, de l'homme un enfant; de tuer le tigre qui vit de meurtre, d'apprivoiser la licorne et le lion farouche; de se jouer de l'homme rusé et de le tromper par lui-même, de réjouir le laboureur par d'abondantes moissons, et d'user de grosses pierres avec de petites gouttes d'eau.
CXXXVIII.--«Pourquoi fais-tu tant de mal dans ton long pèlerinage, si tu ne peux revenir pour le réparer? Une pauvre minute par siècle t'achèterait un million d'amis, si tu donnais de l'esprit à celui qui prête à de mauvais débiteurs! O fatale nuit! si tu pouvais rétrograder d'une heure je préviendrais cette tempête et j'éviterais le naufrage.
CXXXIX.--«Serviteur sans fin de l'éternité! arrête par quelque malheur Tarquin dans sa fuite; invente tout pour lui faire maudire cette maudite nuit, que des fantômes hideux effrayent ses yeux coupables, et que la sinistre pensée de son crime transforme pour lui chaque buisson en démon difforme.
CXL.--«Trouble ses heures de repos par des angoisses incessantes; tourmente-le dans son lit par des sanglots qui l'oppressent, qu'il pousse des gémissements pitoyables; mais n'en aie point pitié, qu'il ne rencontre que des coeurs plus durs que le marbre. Que les femmes les plus douces oublient leur douceur et soient pour lui plus terribles que des tigres dans le désert!
CXLI.--«Qu'il ait le temps d'arracher sa chevelure bouclée, qu'il ait le temps de tourner sa rage contre lui-même, qu'il ait le temps de désespérer du secours du temps, qu'il ait Je temps de vivre en esclave méprisé, qu'il ait le temps de mendier son pain, qu'il ait le temps de voir un mendiant lui refuser des restes dédaignés!
CXLII.--«Qu'il ait le temps de voir ses amis devenir ses ennemis, et de voir les fous le tourner en dérision; qu'il ait le temps d'apprendre combien le temps s'écoule lentement dans les regrets, combien il est court et rapide aux heures de la folie et du plaisir! Que son crime ineffaçable ait le temps de déplorer l'abus de son temps!
CXLIII.--«O temps! précepteur du bon et du méchant, apprends-moi à maudire celui à qui tu as appris ce crime. Que le scélérat devienne fou de peur en voyant son ombre! que lui-même cherche à s'ôter la vie: c'est à ses misérables mains qu'il appartient de verser son sang misérable. Y aurait-il un homme assez vil pour servir de bourreau à un si vil esclave!
CXLIV.--«Plus vil encore il est, parce qu'il est fils de roi, lui qui trompe les espérances de son père par de basses actions! Plus l'homme est puissant, plus il mérite de respect ou de haine, car la plus grande infamie s'attache au rang le plus élevé. La lune a assez d'un grand nuage pour se voiler; les petites étoiles se cachent quand elles veulent.
CXLV.--«Le corbeau peut tremper ses ailes noires comme le charbon dans un bourbier et s'envoler sans que l'on aperçoive la fange qui les tache; mais si le cygne, blanc comme la neige, veut en faire de même, la tache se reconnaît sur son col argenté. Les pauvres serviteurs sont une nuit obscure, les rois sont un jour resplendissant. Les moucherons volent inaperçus, les aigles frappent tous les regards.
CXLVI.--«Loin d'ici, vains mots, interprètes des cerveaux creux, sons sans utilité, faibles arbitres, allez dans les écoles où l'on se fait un art de la dispute; allez servir les insipides débats de ceux qui en amusent leurs loisirs: soyez médiateurs des clients tremblants de perdre leur cause; pour moi je ne ferai pas le moindre argument, puisque je n'ai rien à attendre du secours de la loi.
CXLVII.--«En vain je maudis l'occasion, le temps, Tarquin et la sombre nuit, en vain je cherche querelle à mon infamie; en vain je repousse mon désespoir; cette inutile fumée de mots ne me fait aucun bien, le seul remède qui puisse me guérir, c'est de verser tout mon sang impur.
CXLVIII.--«Pauvre main, pourquoi frémis-tu à ce décret? Honore-toi en me débarrassant de cette honte; car si je meurs, mon honneur survit en toi: si je vis, tu as part à mon infamie; puisque tu n'as pu défendre ta dame loyale, puisque tu as eu peur de déchirer son perfide ennemi, immole-toi avec elle pour avoir cédé ainsi.»
CXLIX.--Elle dit et s'élance de sa couche en désordre pour saisir dans son désespoir quelque instrument; mais elle n'est pas dans une maison de meurtre, et ne trouve aucun instrument pour agrandir le passage de son souffle, qui se presse entre ses lèvres et s'évanouit comme la fumée de l'Etna, qui se consume dans les airs, ou comme celle qu'exhale un canon qu'on décharge.
CL.--«Vainement, dit-elle, je vis et je cherche quelque bienheureux moyen de finir une malheureuse vie: j'ai eu peur d'être tuée par le glaive de Tarquin, et cependant je cherche un couteau pour la même intention; mais quand j'avais peur, j'étais une femme loyale; je le suis encore: oh non! ce ne peut-être: Tarquin m'a dépouillée de ce noble titre.
CLI.--«Oh! j'ai perdu ce qui me faisait aimer la vie, je n'ai donc plus de motif de craindre la mort; en effaçant ma souillure par la mort, du moins je donne un gage de gloire aux couleurs de la calomnie, et une vie mourante à l'éternelle honte. Ressource insuffisante, après avoir perdu le trésor, que de brûler l'innocente cassette où il était!
CLII.--«Eh bien! cher Collatin! tu ne connaîtras pas le goût corrompu de la foi violée; je n'outragerai pas ton amour sincère; je ne prétendrai pas que mon serment est resté intact. Cette greffe bâtarde ne croîtra pas. Celui qui a souillé ta tige ne se vantera pas que tu es le tendre père de son fruit.
CLIII.--«Il ne rira pas à tes dépens dans sa pensée secrète, il n'égayera point ses compagnons de débauche sur ton affront: tu sauras que je n'ai point été lâchement achetée avec de l'or, mais que la porte a été forcée. Pour moi, je suis la maîtresse de mon sort et je ne me pardonnerai que lorsque la vie aura payé au trépas mon offense involontaire.
CLIV.--«Je ne t'empoisonnerai point de ma souillure; je ne masquerai point ma faute par d'adroites excuses. Je ne colorerai pas la noirceur de mon crime pour cacher la vérité sur les horreurs de cette perfide nuit. Ma bouche révélera tout. Mes yeux, tels que des écluses, ou semblables à la source des montagnes, qui arrose un vallon, répandront de purs ruisseaux pour laver mon aveu impur.»
CLV.--Cependant la plaintive Philomèle avait terminé le chant mélodieux de ses douleurs nocturnes; la nuit solennelle descendait d'un pas lent et triste dans les gouffres de l'effroyable enfer; l'aurore rougissant prête sa lumière à tous les yeux qui la désirent; mais, dans sa douleur, Lucrèce se reproche de voir et regrette les ombres de la nuit.
CLVI.--Le jour révélateur épie à travers toutes les fentes et semble l'apercevoir au lieu où elle est assise tout en pleurs. C'est à lui qu'elle s'adresse en sanglotant: «Oeil des yeux, pourquoi cherches-tu à poindre par ma fenêtre? Cesse tes regards indiscrets, caresse de tes rayons les yeux qui dorment encore, ne brûle pas mon front de ta lumière éblouissante, car le jour n'a rien à faire avec ce qui se passe la nuit.»
CLVII.--C'est ainsi que Lucrèce s'en prend à tout ce qu'elle voit: le vrai chagrin est radoteur et fantastique comme un enfant, qui, une fois qu'il boude, voit tout avec humeur. Ce sont les anciennes douleurs et non les douleurs nouvelles qui s'adoucissent. La durée dompte les unes, les autres sont telles qu'un nageur inhabile, plongeant toujours péniblement et se noyant par défaut d'adresse.
CLVIII.--C'est ainsi que Lucrèce, enfoncée dans une mer de soucis, se fâche contre tout ce qu'elle voit, et rapporte tout à son chagrin; tous les objets viennent les uns après les autres accroître la force de son désespoir. Quelquefois il est muet et ne parle plus, quelquefois il est en démence et parle trop.
CLIX.--Les petits oiseaux qui chantent dans leur joie matinale la désolent par leur douce mélodie, car la gaieté est alors importune; les âmes tristes souffrent mortellement dans les sociétés joyeuses; le chagrin se plaît davantage dans la compagnie du chagrin: le chagrin véritable cherche la sympathie de son semblable.
CLX.--C'est une double mort de faire naufrage à l'aspect du rivage; il languit dix fois celui qui languit en voyant de la nourriture: la vue du baume rend la plaie plus douloureuse.
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