Ma bouche révélera tout. Mes yeux, tels que des écluses, ou semblables à la source des montagnes, qui arrose un vallon, répandront de purs ruisseaux pour laver mon aveu impur.»

CLV.--Cependant la plaintive Philomèle avait terminé le chant mélodieux de ses douleurs nocturnes; la nuit solennelle descendait d'un pas lent et triste dans les gouffres de l'effroyable enfer; l'aurore rougissant prête sa lumière à tous les yeux qui la désirent; mais, dans sa douleur, Lucrèce se reproche de voir et regrette les ombres de la nuit.

CLVI.--Le jour révélateur épie à travers toutes les fentes et semble l'apercevoir au lieu où elle est assise tout en pleurs. C'est à lui qu'elle s'adresse en sanglotant: «Oeil des yeux, pourquoi cherches-tu à poindre par ma fenêtre? Cesse tes regards indiscrets, caresse de tes rayons les yeux qui dorment encore, ne brûle pas mon front de ta lumière éblouissante, car le jour n'a rien à faire avec ce qui se passe la nuit.»

CLVII.--C'est ainsi que Lucrèce s'en prend à tout ce qu'elle voit: le vrai chagrin est radoteur et fantastique comme un enfant, qui, une fois qu'il boude, voit tout avec humeur. Ce sont les anciennes douleurs et non les douleurs nouvelles qui s'adoucissent. La durée dompte les unes, les autres sont telles qu'un nageur inhabile, plongeant toujours péniblement et se noyant par défaut d'adresse.

CLVIII.--C'est ainsi que Lucrèce, enfoncée dans une mer de soucis, se fâche contre tout ce qu'elle voit, et rapporte tout à son chagrin; tous les objets viennent les uns après les autres accroître la force de son désespoir. Quelquefois il est muet et ne parle plus, quelquefois il est en démence et parle trop.

CLIX.--Les petits oiseaux qui chantent dans leur joie matinale la désolent par leur douce mélodie, car la gaieté est alors importune; les âmes tristes souffrent mortellement dans les sociétés joyeuses; le chagrin se plaît davantage dans la compagnie du chagrin: le chagrin véritable cherche la sympathie de son semblable.

CLX.--C'est une double mort de faire naufrage à l'aspect du rivage; il languit dix fois celui qui languit en voyant de la nourriture: la vue du baume rend la plaie plus douloureuse. Les grandes douleurs déplorent surtout ce qui les peut soulager. Les profonds regrets s'avancent comme un fleuve paisible qui, étant arrêté, franchit ses bords. Le chagrin qu'on plaisante ne connaît ni lois ni limites.

CLXI.--«Oiseaux railleurs, dit-elle, renfermez vos accents dans vos seins garnis de plumes; soyez silencieux et muets en ma présence; mon trouble plein d'angoisse n'aime aucune cadence de sons: une hôtesse triste ne peut souffrir des hôtes joyeux. Réservez vos accords pour ceux à qui ils plaisent; l'infortune aime la mélancolie, qui marque la mesure avec des pleurs.

CLXII.--«Viens, Philomèle qui chantes le viol; fais ton triste bocage de mes cheveux épars; de même que la terre humide pleure sur ta langueur, je verserai une larme à chaque son mélancolique, et je soutiendrai le diapason avec mes profonds sanglots. Pour refrain, je murmurerai le nom de Tarquin, tandis que tu moduleras celui de Térée.

CLXIII.--«Pendant que tu feras ta partie contre un buisson, pour entretenir le souvenir de tes maux cuisants, moi, malheureuse, afin de t'imiter, je fixerai contre mon coeur un couteau acéré pour effrayer mes regards; et s'ils se troublent, je tomberai et mourrai. Ces moyens, comme les touches sur un instrument, mettront les cordes de nos coeurs au vrai ton de la douleur.

CLXIV.--«Pauvre oiseau, puisque tu ne chantes pas pendant le jour, comme honteux d'être aperçu, nous choisirons quelque désert profond et sombre, écarté de la route, où ne pénètrent ni la chaleur brûlante, ni le froid glacial, et là, nous adressant aux bêtes féroces, nous leur ferons entendre des airs mélancoliques pour les adoucir. Si les hommes sont aussi cruels que les bêtes, que les bêtes aient un coeur compatissant.»

CLXV.--Comme la pauvre biche effrayée qui s'arrête et regarde, immobile et incertaine de quel côté elle fuira, ou comme celui qui, égaré dans un labyrinthe, a peine à reconnaître sa route, Lucrèce reste indécise, ne sachant lequel est préférable de vivre ou de mourir, quand la vie est honteuse et que la mort lui coûte.

CLXVI.--«Me tuer! dit-elle. Hélas! ne serait-ce pas souiller à la fois mon âme et mon corps? Ceux qui perdent une moitié vivent avec plus de patience que ceux qui sont dépouillés du tout: c'est une mère sans raison et sans pitié que celle qui, ayant deux aimables enfants, quand la mort lui en enlève un, tue l'autre et n'en a plus.

CLXVII.--«De mon corps ou de mon âme, lequel m'était le plus cher quand l'un était pur et l'autre céleste? lequel préférais-je quand tous deux appartenaient au ciel et à Collatin? Hélas! Qu'on déchire l'écorce du pin superbe, ses feuilles se flétriront, sa sève se tarira. Il en est ainsi de mon âme blessée dans son écorce.

CLXVIII.--«Sa demeure est saccagée, son repos interrompu, son asile pris d'assaut par l'ennemi, son saint temple souillé, pillé, profane par l'audacieuse infamie; que l'on ne m'accuse donc pas d'impiété, si, dans une forteresse ainsi battue en ruine, je fais une brèche pour en enlever mon âme malheureuse.

CLXIX.--«Cependant je ne veux pas mourir jusqu'à ce que mon Collatin ait appris la cause de ma mort prématurée, afin que, dans cette heure de mon agonie, il puisse jurer vengeance sur celui qui me force d'abréger mes jours. Je léguerai mon sang impur à Tarquin. Souillé par lui, il sera versé par lui, et, comme il le mérite, je le dirai dans mon testament.

CLXX.--«Je léguerai mon honneur au couteau qui blessera mon corps déshonoré. C'est un honneur de terminer une vie déshonorée. L'un vivra quand l'autre ne sera plus. C'est ainsi que de mes cendres naîtra ma gloire; car dans ma mort je tue le mépris insultant: ma honte étant morte, mon honneur renaît.

CLXXI.--«Seigneur adoré de ce trésor que j'ai perdu, quel héritage te laisserai-je? Mon courage fera ton orgueil, et ton exemple pour te venger. Apprends par ma fin quelle doit être celle de Tarquin. Moi, ton amie, j'immolerai moi, ton ennemie. Pour l'amour de moi, traite de même le perfide Tarquin.

CLXXII.--«J'achève en quelques mots mes dernières volontés: mon âme au ciel, mon corps à la terre, et toi, ô mon époux, prends mon courage; mon honneur au couteau qui m'ouvrira le sein, ma honte à celui qui souilla ma réputation, et tout ce qui survivra de ma gloire sera partagé à ceux qui vivront et ne penseront pas mal de moi.

CLXXIII.--Toi, Collatin, tu veilleras à l'exécution de ce testament. Hélas! pourquoi faut-il que tu le voies! Mon sang lavera mon affront; la noble fin de ma vie rachètera l'acte impur de ma vie. Ne faiblis pas, faible coeur; mais dis avec fermeté: il faut que cela soit. Cède à ma main, ma main te vaincra; une fois mort, vous mourrez tous deux, et tous de vous serez vainqueurs.»

CLXXIV.--Quand Lucrèce eut tristement délibéré ce plan de mort et essuyé la perle amère qui mouillait ses yeux brillants, d'une voix entrecoupée elle appela sa suivante. Celle-ci, obéissant, accourt promptement auprès de sa maîtresse; car le devoir vole avec les ailes de la pensée. Les joues de l'infortunée Lucrèce semblent à la suivante comme les prairies d'hiver quand le soleil fond leur neige.

CLXXV.--Elle donne à sa maîtresse un grave bonjour avec une voix timide, vrai signe de la modestie. Elle prend un air triste pour être en harmonie avec la tristesse de sa dame (car son visage portait la livrée du chagrin); mais elle n'osa pas lui demander pourquoi ses deux soleils étaient ainsi éclipsés par des nuages, et ses joues humides des larmes de la douleur.

CLXXVI.--De même que la terre pleure quand le soleil est couché, chaque fleur s'humectant comme un oeil attendri, de même la suivante commence à inonder ses yeux de grosses larmes que fait couler la sympathie de ces beaux soleils éclipsés dans le ciel de sa maîtresse. Ils ont éteint leurs clartés dans un océan aux vagues salées, ce qui fait pleurer la suivante comme une nuit d'abondante rosée.

CLXXVII.--Un moment, ces deux charmantes créatures restent immobiles, comme deux aqueducs qui remplissent des citernes de corail.