Les hommes peuvent masquer leurs crimes par de farouches et sombres regards; les visages des pauvres femmes sont des livres où elles laissent lire leurs fautes.
CLXXX.--Personne ne déclame contre la fleur flétrie, mais bien contre l'hiver qui l'a fait périr; ce n'est pas ce qui est dévoré, mais ce qui dévore qui mérite le blâme. Oh! ne dites donc pas que c'est la faute des femmes si elles sont exposées aux affronts des hommes; ces coupables et orgueilleux maîtres rendent les faibles femmes dépendantes de leur honte.
CLXXXI.--Vous en avez un exemple dans Lucrèce. Assaillie la nuit par la menace d'une mort prompte et de la honte qui devait s'ensuivre pour elle et son époux, elle vit qu'il y avait tant de dangers dans la résistance, qu'une terreur mortelle se répandit dans tout son corps. Qui ne pourrait violer un corps sans vie?
CLXXXII.--Cependant sa douce patience fit que Lucrèce parla ainsi à sa suivante qui répétait en sa personne la douleur de sa maîtresse: «Ma fille, dit-elle, pourquoi verses-tu ces larmes qui tombent en pluie sur tes joues? Si tu pleures sur mes chagrins, à moi, apprends, douce fille, que j'en retire peu d'avantage: si les larmes pouvaient me secourir, les miennes y auraient réussi.
CLXXXIII.--«Mais, dis-moi...» A ces mots elle s'arrêta, et ne reprit qu'après un profond gémissement. «A quelle heure Tarquin est-il parti?»--«Madame, avant que je fusse levée, répondit la suivante. Ma négligence paresseuse est bien blâmable; cependant je puis m'excuser en disant que je me suis levée avant le jour, et que Tarquin était déjà parti.
CLXXXIV.--«Mais, madame, si votre suivante l'osait, elle vous demanderait la cause de votre tristesse.»--«Silence! reprit Lucrèce, si je te la disais, cette confidence ne la diminuerait pas; car elle est plus cruelle que je ne puis l'exprimer, et l'on peut bien appeler enfer une torture plus déchirante qu'on ne peut dire.
CLXXXV.--«Va, apporte-moi papier, encre et plume; non, épargne-toi cette peine, car j'en ai ici... (que voulais-je dire?) Va dire à un des domestiques de mon époux de se tenir prêt à porter de suite une lettre à mon seigneur, à mon ami, à mon bien-aimé, qu'il se prépare à faire hâte, car la missive est pressée et sera bientôt écrite.»
CLXXXVI.--Sa suivante est partie; elle se met à écrire, promenant d'abord sa plume au-dessus du papier: l'amour-propre et la douleur se livrent un combat; ce que la pensée trace est effacé aussitôt par sa volonté: cette phrase est trop recherchée, cette autre est trop franche; ses idées se pressent comme une foule d'hommes assiégeant une porte pour savoir à qui passera le premier.
CLXXXVII.--Enfin elle commence ainsi:
«Digne époux de cette indigne femme qui te salue, je te souhaite la santé, et puis je te prie (si tu veux revoir encore ta Lucrèce) de partir en toute hâte et de venir: je me recommande à toi; de notre maison en deuil, mes douleurs sont cruelles, quoique mes paroles soient brèves!»
CLXXXVIII.--Elle plie sa lettre, qui n'annonce que vaguement son malheur trop certain: par cette courte épître, Collatin peut apprendre sa peine, mais non ce qui la cause; elle n'ose pas la révéler, de peur d'être soupçonnée d'une dissimulation grossière, avant d'avoir lavé son affront dans son sang.
CLXXXIX.--D'ailleurs elle réserve l'énergie et la vie de sa douleur pour le moment où il pourra l'entendre; alors que les soupirs, les sanglots et les larmes aideront à détourner d'elle les soupçons que le monde pourrait concevoir: pour les éviter, elle n'a pas voulu prodiguer dans sa lettre les explications que son désespoir vendra plus certaines.
CXC.--Voir de tristes spectacles touche plus que de les entendre raconter 2; car alors l'oeil interprète à l'oreille les gestes qu'il aperçoit: quand chaque sens nous exprime une partie de la douleur, nous n'en pouvons entendre ou voir qu'une partie; des détroits profonds font moins de bruit que des eaux basses, et la douleur reflue par le souffle des mots.
Note 2:(retour) To see sad sights moves more than hear them told.
Peut-être est-ce sans le connaître que Shakspeare a traduit ici littéralement Horace.
Segnius irritant animos demissa per aurem
Quam quæ sunt oculis subjecta.
CXCI.--Sa lettre est cachetée; elle met pour adresse: «A Collatin, mon époux; plus que pressée. A Ardéa.» Le courrier vient; elle donne sa missive, ordonnant au valet à l'air maussade de courir aussi vite que les oiseaux poussés par les vents du nord: tant de rapidité lui semble encore trop lente; l'excessive infortune ne mesure pas autrement.
CXCII.--Le rustique vassal la salue avec respect et la regarde en rougissant; il reçoit le papier sans dire ni non ni oui, et aussitôt l'innocence honteuse se retire: mais ceux dont le coeur recèle une faute s'imaginent que tous les yeux voient leur déshonneur; Lucrèce crut que le valet avait rougi du sien.
CXCIII.--Hélas! pauvre valet, Dieu le sait, c'était chez lui défaut d'esprit, d'assurance et de hardiesse. Ces innocentes créatures ne parlent qu'en actions respectueuses, tandis que d'autres promettent une grande promptitude et prennent leur loisir; c'est ainsi que ce modèle des siècles passés offrait un air d'honnêteté, mais ne le soutenait point par des paroles.
CXCIV.--Son excès de zèle éveilla la méfiance de Lucrèce, et la même rougeur enflamma leurs deux visages: elle crut qu'il rougissait, parce qu'il connaissait le crime de Tarquin; et, rougissant elle-même, elle le regarda avec attention; son oeil scrutateur le rendit encore plus confus; plus elle le vit rougir, plus elle pensa qu'il était instruit de son outrage.
CXCV.--Mais elle pense longtemps encore avant son retour, et le fidèle vassal ne fait que de partir: elle ne sait comment abréger le temps; car elle a tant soupiré, pleuré et gémi, que la source de ses sanglots et de ses larmes est comme épuisée; elle suspend ses plaintes, cherchant une nouvelle manière de s'affliger.
CXCVI.--Enfin, elle se rappelle qu'il y a quelque part un beau tableau du siège de Troie; devant la ville est dessinée l'armée des Grecs, qui vient la détruire pour venger l'enlèvement d'Hélène, et menace de toutes parts la fière Ilion. Le peintre avait fuit la cité de Priam si superbe, qu'on eût dit que le ciel s'abaissait pour en caresser les tours.
CXCVII.--Rival de la nature, l'art avait donné une vie artificielle à mille objets lamentables; on croyait voir plus d'une larme véritable versée par une femme sur son mari massacré. Le sang coulait et fumait comme sur un champ de bataille, et des yeux mourants jetaient de ternes clartés comme des charbons mourants dans les foyers des nuits d'hiver.
CXCVIII.--Vous auriez vu l'assiégeant humide de sueur et tout noir de poussière. Sur les remparts de Troie paraissaient les citoyens qui, à travers leurs meurtrières, regardaient les Grecs. Tout était si parfait dans ce tableau, que, malgré la distance de la perspective, on remarquait la tristesse peinte dans leurs yeux.
CXCIX.--Sur le front des chefs grecs, on admirait la grâce, la majesté et un air triomphant; les jeunes gens étaient pleins d'agilité et de noblesse; et, çà et là, l'artiste avait plaçé des lâches, marchant à pas timides, qui ressemblaient si bien à des paysans peureux, qu'on aurait juré qu'ils frissonnaient en effet.
CC.--Dans Ajax et dans Ulysse! oh! quel art de physionomie! le visage de chacun exprimait les sentiments de leur coeur; leur figure disait parfaitement leur caractère. Dans les yeux d'Ajax brillaient la rage et la rudesse; mais le sourire de l'astucieux Ulysse annonçait la prudence et l'autorité pleine d'adresse.
CCI.--Vous auriez vu le grave Nestor prêt à haranguer pour exciter les Grecs au combat; ses gestes mesurés captivaient l'attention et charmaient la vue. Il semblait parler; sa barbe blanche était légèrement agitée, et de ses lèvres s'échappait un souffle dont le murmure s'élevait au ciel.
CCII.--Autour de lui était une foule qui, la bouche béante, semblait se nourrir de ses sages avis. Chacun était dans l'attitude de l'attention, comme si une sirène ravissait son oreille; quelques-uns étaient d'une haute taille, et d'autres moins grands, tant le peintre avait été exact. Les têtes de plusieurs, presque cachées derrière les autres, avaient l'air de s'élancer.
CIII.--Ici, la main d'un auteur s'appuie sur l'épaule de son voisin dont l'oreille masque son nez; là, un autre est rouge et haletant; un troisième qu'on étouffe semble se débattre et jurer; et dans leur rage, on dirait que, sans les paroles douces de Nestor, tous sont prêts à se battre avec le tranchant du glaive.
CCIV.--Tant d'animation animait ce chef-d'oeuvre; l'art était si trompeur et si bien ménagé, que, pour l'image d'Achille, on ne voyait que sa lance tenue par une main armée, tandis que lui-même était laissé derrière, invisible, excepté par la pensée. Une main, un pied; un profil, une jambe ou une tête suffisaient pour faire deviner un personnage.
CCV.--Près des remparts de Troie assiégée, au moment où le fier et brave Hector, son espérance, marchait au combat, on observait maintes mères troyennes, joyeuses de voir leurs jeunes fils manier leurs armes étincelantes; à leur espérance, il se mêlait un je ne sais quoi, semblable à une tache sur un objet brillant, qui ressemblait à une pénible crainte.
CCVI.--Jusqu'aux bords fumants du Simoïs, théâtre des combats, le sang coulait en flots de pourpre qui imitaient le combat, en se choquant entre eux. Leurs vagues se brisaient sur le rivage, et puis se retiraient jusqu'à ce que, se ralliant à d'autres vagues plus nombreuses, elles revinssent mêler leur écume à celle du Simoïs.
CCVII.--C'est sur ce chef-d'oeuvre de peinture que Lucrèce est venue chercher un visage où toutes les douleurs fussent exprimées. Elle en voit plusieurs sillonnés par les soucis; mais aucun où elle reconnaisse l'extrême détresse, si ce n'est celui d'Hécube, fixant ses regards sur Priam, étendu sanglant aux pieds du fier Pyrrhus.
CCVIII.--Le peintre avait retracé en elle les ruines du temps, la beauté flétrie, et les soucis déchirants. Ses joues étaient couvertes de rides et de gerçures; elle ne ressemblait plus à ce qu'elle avait été, son sang bleu s'était noirci dans ses veines. Son corps, privé de son ancienne fraîcheur, pouvait être comparé à un cadavre dans lequel on aurait empoisonné la vie.
CCIX.--C'est sur ce triste fantôme que Lucrèce attache ses yeux, modelant son chagrin sur celui de cette reine déchue, à qui il ne manque rien que les cris et les reproches amers pour maudire ses cruels ennemis. Le peintre n'était pas un dieu pour les lui prêter. Lucrèce s'écrie qu'il a été injuste de lui donner tant de douleur et point de langue pour s'exprimer.
CCX.--«Pauvre instrument privé de son? dit-elle, je dirai tes douleurs avec ma voix plaintive, et je verserai un baume sur la blessure peinte de Priam; je maudirai Pyrrhus qui fut son meurtrier, j'éteindrai avec mes larmes le long incendie de Troie, et avec mon couteau j'arracherai les yeux furieux de tous les Grecs qui sont tes ennemis.
CCXI.--«Montre-moi la prostituée qui commença cette guerre, afin que mes ongles la défigurent. C'est ton impudicité; ô Pâris, insensé! qui attira sur Troie ce poids de colère: ton oeil alluma le feu qui brûle ici; et c'est par le crime de ton oeil que périssent dans Troie le père, le fils, la mère et la fille.
CCXII.--«Pourquoi le plaisir d'un seul homme devient-il le fléau d'un si grand nombre? Que le crime commis par un seul ne retombe que sur la tête de celui qui l'a commis; que les âmes innocentes soient exemptes des malheurs du coupable. Pourquoi l'offense d'un mortel détruirait-elle une ville et deviendrait-elle une offense générale?
CCXIII.--«Voici Hécube qui pleure, et Priam qui meurt. Là, le vaillant Hector succombe, et Troïlus élève la voix. Ici l'ami est étendu avec son ami dans une tombe sanglante, et quelquefois c'est l'ami qui blesse sans le savoir celui qui lui est cher! la licence d'un seul homme cause tous ces trépas. Si le vieux Priam eût réprimé la passion de son fils, Troie eût brillé des rayons de la gloire et non des flammes de l'incendie.»
CCXIV.--Lucrèce pleure sur les malheurs de Troie en peinture: car le chagrin, tel qu'une lourde cloche une fois ébranlée, s'agite par son propre poids, et il faut peu de chose pour en tirer de lamentables sons. C'est ainsi que Lucrèce gémit en s'adressant à la tristesse et aux douleurs tracées par l'artiste.
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