Et déjà elle songe à la consolation qu’elle va lui porter aujourd’hui, et déjà elle oublie son bonheur, son simple bonheur d’être, pour plaindre Pierre qui se désole de son cœur jamais à point, toujours trop chaud ou trop froid, un cœur, dont il ne sait quoi de sensible, de quasi physique même, au fond de lui, s’effraie comme une plante de pied d’un rocher, et non parce qu’il est dur, mais parce qu’il exagère comme s’il ne les sentait pas les températures ambiantes et ainsi, l’hiver, se glace au point de se fendre et l’été multiplie toute chaleur et brûle.
Pierre, dont les mains souvent tremblent, Pierre, dont le gosier parfois ne laisse point passer le moindre morceau de pain, envie les joues fraîches de Diane, son appétit, et ce calme surtout.
Pour lui, chaque jour il doit éviter quelque nouveau piège que Mme Dumont-Dufour conçoit avec un génie aussi divers qu’acharné. Sous un regard qui n’ignore aucune des ruses de l’attaque, il se sent donc à tout instant près de capituler et se répète que jamais il ne guérira de sa hantise, et que le mieux, sans doute, serait de s’y abandonner dès à présent.
À quoi bon se retenir, se torturer, se ravager ?
Il se douche, fait une dizaine de kilomètres à pied chaque jour, s’interdit de se mâcher les lèvres, essaie des syllogismes pour donner à ses rêves une teinte raisonnable et cependant la même lampe qui ne cesse de brûler derrière les vitres des yeux toujours corrompt le soleil, pourrit le ciel.
Une flamme vacille, mais ne s’éteint pas et son anxieuse obstination éclaire des messes noires dans des nefs d’os. Pierre a honte des visages, des corps que son sommeil invente et qui le torturent la nuit.
Fuir ? Appeler au secours ?
Il murmure un nom ! Diane.
Diane.
Comme tout se simplifierait si elle acceptait de ne jamais le quitter. Elle seule sait trouver les mots qui apaisent et tout ce qui peut contre une tristesse. Elle a des douceurs précises, des intentions exactes et n’ignore rien des grandes et petites consolations. Ainsi, après avoir prouvé à Pierre que ce n’est point parce que le colonel a écrit un millier de fois la même lettre à Mme de Pompadour qu’il doit se croire lui-même voué à la folie, elle le mène sans qu’il se doute jusqu’à l’ombre des trois arbres qui mettent, sur la berge d’une Seine plombée, une fraîcheur dont un soleil trop cru, trop brusque, donnait la soif. L’hiver, elle va droit aux rues qu’il faut suivre pour éviter le vent, ses épingles et celles de l’anxiété. Si Pierre décide d’aller au théâtre, elle n’a qu’à regarder la colonne Morris pour lui dire ce que valent les promesses multicolores dont la mosaïque les a tentés, et que, s’il voit telle pièce dont le titre fleuri noir sur vert ou rouge d’abord les avait séduits, leur soirée sera perdue, tandis que dans un théâtre quasi de quartier on joue un auteur étranger, inconnu du grand public et des snobs, méprisé des critiques, mais dont Pierre appréciera les trois actes qu’on donne justement ce soir.
Diane sait tout, du moins tout ce que Pierre doit faire, voir, entendre, lire pour être heureux. Diane est la sagesse de Pierre qui s’attendrit et pense avoir en elle enfin trouvé le bonheur.
Mais pourquoi ces épaules qui soudain se haussent.
Un ricanement. Diane, sa sagesse ?
Oui, ce matin même, du fond de ses derniers cauchemars, les cauchemars de l’aube dont l’ombre tache la journée, il l’appelait avec des mots de feu. Pour triompher des pièges du sommeil, encore endormi déjà il se disait qu’elle était sa sagesse. Mais maintenant éveillé, comment ne point se demander si, sage lui-même, il l’aimerait autant, aurait un tel besoin de sa présence ou même le désir de la voir ! Le calme descendu, souhaite-t-il en vérité qu’elle demeure encore, toujours à ses côtés ?
S’il se pose ces questions, n’est-ce point qu’il pense déjà aux heures où il lui faudra continuer de la subir sans qu’aucun élan ne l’ait porté vers elle. Seule la reconnaissance les liera et il n’aime à se sentir lié par aucun devoir et, moins que par tout autre, par le devoir de reconnaissance.
Et puis, Diane qui le connaît, il ne veut point s’avouer « l’aime » au point de saisir les moindres mouvements de son cœur et de son esprit, ne manque jamais de s’affecter de tout ce qui dans son cœur ou son esprit n’est point en sa faveur. Pierre se rappelle un visage triste qui bien souvent l’a contraint à se détester et à détester aussi des tentations jusqu’alors pardonnées, et qui ne conservaient aucune excuse, dès que le malheur ne les légitimait plus en rien.
Il préfère toute souffrance à la honte des jours où Diane, après des heures passées à l’apaiser de son mieux, a senti qu’on n’avait plus besoin d’elle et l’a senti si douloureusement que lui-même, plus que d’un crime avait le remords de sa propre indifférence.
Diane s’était levée et quoique son désir fût de rester elle avait esquissé déjà les gestes du départ. Lui, était bien forcé de la retenir, de la supplier de ne point s’en aller. Il lui demandait de poser sa main sur son front chaud de fin d’après-midi et elle obéissait avec un bonheur qu’elle ne songeait même pas à voiler. Ses doigts retrouvaient leur place autour d’une tête d’où leur fraîcheur sensible avait fait sortir les minuscules poupées du malheur, habiles à piétiner les cerveaux. Mais, Pierre qui n’avait plus besoin de contact guérisseur et s’exaspérait de n’y point trouver un plaisir en soi et tel qu’il le voulût prolonger, Pierre pensait à ces dessins dans le journal, à la page des réclames, où l’on voit un bon génie qui porte le nom de tel ou tel cachet, et d’un aimant magique libère les crânes des clous que la neurasthénie, la migraine ou même une simple indigestion y avait enfoncés, car dès qu’il est heureux, dès qu’il se sent fort, la main de Diane sur son front est une compresse inutile.
La main de Diane, compresse inutile ?
« Égoïste », constate-t-il et il s’accuse de se montrer injuste envers la seule créature qui l’aime et, en même temps, se dit que s’il se laissait aller, il n’en ferait pas plus grand cas que d’un médicament, et il a honte. Il a honte non seulement d’avoir été tenté de traiter mal qui lui veut et qui lui fait du bien, mais encore et surtout de se sentir vide, de ne savoir quels gestes, quels mots le sauveront d’un ennui dont il se sent menacé.
Une crampe le rive dans une position ridicule.
Est-il donc un spécialiste des lamentations, et aussi borné que Mme Dumont-Dufour qui ne sait plus de quoi parler lorsqu’elle a fini d’énumérer ses raisons de rage ou de vengeance.
Grâce à Diane la paix est descendue en lui, mais au lieu de se réjouir de ce calme, le voici, semblable à ces médiocres qui tirèrent certains effets de la plus mystérieuse éloquence tant que le mal inspira leur délire mais guéris ne trouvent plus rien à dire, sinon des banalités majeures.
Pierre muet se répète que son silence ne peut durer davantage. Il laisse tomber un mot, n’importe lequel. Ce mot a un son de fausse monnaie. Il veut essayer une phrase. Voici tout ce que sa franchise lui permet d’inventer : « Je ne veux pas te renvoyer ma petite Diane, mais ta mère doit t’attendre pour le dîner.
— C’est vrai Pierre, je me sauve. »
Tous les deux se lèvent.
Diane interroge : « Que fais-tu après dîner ? Avec qui sors-tu ? »
En réponse Pierre jette un nom, le même, celui de Bruggle : « Bruggle.
— Tu le vois donc tous les soirs ?
— Dame, je n’ai pas tant d’amis. Arthur est un des rares qui m’aiment.
— Tu n’en as pas toujours été si persuadé.
— Nous avons pu avoir quelques discussions. Il est nerveux, trop sensible, mais de l’affection qu’il me porte, je réponds tout comme de celle que j’ai pour lui. Et toi ? »
Diane ne dit rien. Un doute frise des lèvres qui tentent de sourire et des paupières, à l’abri desquelles les yeux deviennent plus brillants. Pierre pense : « On lui aura dit qu’Arthur et moi… » et il espère des larmes, constate que Diane est jalouse de Bruggle, et se demande : « Cette jalousie est-ce de l’amour ou de l’orgueil blessé ? » Mais de nouveau il a honte. Cette jalousie sans doute est à la fois de l’amour et de l’orgueil blessé, mais pour le petit plaisir de jouer va-t-il continuer à faire souffrir celle dont lui vient toute paix ? Il sait que si Mme Dumont-Dufour déchaîne une nouvelle scène, que si Bruggle ne vient pas au rendez-vous qu’il lui a donné ce soir, ou le griffe d’un de ces mots ou de ces silences aigus dont il use avec la grâce cruelle et sûre d’un jeune animal, demain matin, à la première heure, ce sera un coup de téléphone pour supplier Diane de déjeuner avec lui ou de l’attendre vers deux heures dans un café de la rive gauche d’où ils partiront pour quelque promenade de consolation sur les quais.
Pierre se traite de lâche, s’enfonce les ongles dans les paumes pour se punir, se jure que jamais plus il n’aura cette odieuse conduite envers Diane, et comme il ne veut pas voir les larmes qui, par sa faute, vont couler peut-être, doucement, ses lèvres caressent deux yeux, et Diane oublie les gestes impatients, les réponses brèves et surtout cette voix qu’il prend chaque fois qu’il lui parle de Bruggle pour affirmer des intentions méchantes, les exagérer même. Il n’avait pas besoin d’articuler avec un tel soin pour qu’elle comprît, souffrît.
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