Les fréquentes prises d’armes qui firent ressembler tous les traités conclus entre l’Europe et Napoléon à des armistices, exposaient les passions à des dénoûments aussi rapides que les décisions du chef suprême de ces kolbacs, de ces dolmans et de ces aiguillettes qui plurent tant au beau sexe. Les cœurs furent donc alors nomades comme les régiments. D’un premier à un cinquième bulletin de la Grande-Armée, une femme pouvait être successivement amante, épouse, mère et veuve. Était-ce la perspective d’un prochain veuvage, celle d’une dotation, ou l’espoir de porter un nom promis à l’Histoire, qui rendirent les militaires si séduisants ? Les femmes furent-elles entraînées vers eux par la certitude que le secret de leurs passions serait enterré sur les champs de bataille, ou doit-on chercher la cause de ce doux fanatisme dans le noble attrait que le courage a pour elles ? peut-être ces raisons, que l’historien futur des mœurs impériales s’amusera sans doute à peser, entraient-elles toutes pour quelque chose dans leur facile promptitude à se livrer aux amours. Quoi qu’il en puisse être, avouons-le-nous ici : les lauriers couvrirent alors bien des fautes, les femmes recherchèrent avec ardeur ces hardis aventuriers qui leur paraissaient de véritables sources d’honneurs, de richesses ou de plaisirs, et aux yeux des jeunes filles une épaulette cet hiéroglyphe futur, signifia bonheur et liberté. Un trait de cette époque unique dans nos annales et qui la caractérise, fut une passion effrénée pour tout ce qui brillait : jamais on ne donna tant de feux d’artifice, jamais le diamant n’atteignit à une si grande valeur. Les hommes aussi avides que les femmes de ces cailloux blancs s’en paraient comme elles. Peut-être l’obligation de mettre le butin sous la forme la plus facile à transporter mit-elle les joyaux en honneur dans l’armée. Un homme n’était pas aussi ridicule qu’il le serait aujourd’hui, quand le jabot de sa chemise ou ses doigts offraient aux regards de gros diamants. Murat, homme tout oriental, donna l’exemple d’un luxe absurde chez les militaires modernes.
Le comte de Gondreville, l’un des Lucullus de ce Sénat Conservateur qui ne conserva rien, n’avait retardé sa fête en l’honneur de la paix que pour mieux faire sa cour à Napoléon en s’efforçant d’éclipser les flatteurs par lesquels il avait été prévenu. Les ambassadeurs de toutes les puissances amies de la France sous bénéfice d’inventaire, les personnages les plus importants de l’Empire, quelques princes même, étaient en ce moment réunis dans les salons de l’opulent sénateur. La danse languissait, chacun attendait l’empereur dont la présence était promise par le comte. Napoléon aurait tenu parole sans la scène qui éclata le soir même entre Joséphine et lui, scène qui révéla le prochain divorce de ces augustes époux. La nouvelle de cette aventure, alors tenue fort secrète, mais que l’histoire recueillait, ne parvint pas aux oreilles des courtisans, et n’influa pas autrement que par l’absence de Napoléon sur la gaieté de la fête du comte de Gondreville. Les plus jolies femmes de Paris, empressées de se rendre chez lui sur la foi du ouï-dire, y faisaient en ce moment assaut de luxe, de coquetterie, de parure et de beauté. Orgueilleuse de ses richesses, la banque y défiait ces éclatants généraux et ces grands-officiers de l’empire nouvellement gorgés de croix, de titres et de décorations. Ces grands bals étaient toujours des occasions saisies par de riches familles pour y produire leurs héritières aux yeux des prétoriens de Napoléon, dans le fol espoir d’échanger leurs magnifiques dots contre une faveur incertaine. Les femmes qui se croyaient assez fortes de leur seule beauté venaient en essayer le pouvoir. Là, comme ailleurs, le plaisir n’était qu’un masque. Les visages sereins et riants, les fronts calmes y couvraient d’odieux calculs ; les témoignages d’amitié mentaient, et plus d’un personnage se défiait moins de ses ennemis que de ses amis. Ces observations étaient nécessaires pour expliquer les événements du petit imbroglio, sujet de cette Scène, et la peinture, quelque adoucie qu’elle soit, du ton qui régnait alors dans les salons de Paris.
― Tournez un peu les yeux vers cette colonne brisée qui supporte un candélabre, apercevez-vous une jeune femme coiffée à la chinoise ? là, dans le coin, à gauche, elle a des clochettes bleues dans le bouquet de cheveux châtains qui retombe en gerbes sur sa tête. Ne voyez-vous pas ? elle est si pâle qu’on la croirait souffrante, elle est mignonne et toute petite ; maintenant, elle tourne la tête vers nous ; ses yeux bleus, fendus en amande et doux à ravir, semblent faits exprès pour pleurer. Mais, tenez donc ! elle se baisse pour regarder madame de Vaudremont à travers ce dédale de têtes toujours en mouvement dont les hautes coiffures lui interceptent la vue.
― Ah ! j’y suis, mon cher. Tu n’avais qu’à me la désigner comme la plus blanche de toutes les femmes qui sont ici, je l’aurais reconnue, je l’ai déjà bien remarquée ; elle a le plus beau teint que j’aie jamais admiré. D’ici, je te défie de distinguer sur son cou les perles qui séparent chacun des saphirs de son collier. Mais elle doit avoir ou des mœurs ou de la coquetterie, car à peine les ruches de son corsage permettent-elles de soupçonner la beauté des contours. Quelles épaules ! quelle blancheur de lis !
― Qui est-ce, demanda celui qui avait parlé le premier.
― Ah ! je ne sais pas.
― Aristocrate ! Vous voulez donc, Montcornet, les garder toutes pour vous.
― Cela te sied bien de me goguenarder ! reprit Montcornet en souriant. Te crois-tu le droit d’insulter un pauvre général comme moi, parce que, rival heureux de Soulanges, tu ne fais pas une seule pirouette qui n’alarme madame de Vaudremont ? ou bien est-ce parce que je ne suis arrivé que depuis un mois dans la terre promise ? Êtes-vous insolents, vous autres administrateurs qui restez collés sur vos chaises pendant que nous sommes au milieu des obus ! Allons, monsieur le maître des requêtes, laissez-nous glaner dans le champ dont la possession précaire ne vous reste qu’au moment où nous le quittons. Hé ! diantre, il faut que tout le monde vive ! Mon ami, si tu connaissais les Allemandes, tu me servirais, je crois, auprès de la Parisienne qui t’est chère.
― Général, puisque vous avez honoré de votre attention cette femme que j’aperçois ici pour la première fois, ayez donc la charité de me dire si vous l’avez vue dansant.
― Eh ! mon cher Martial, d’où viens-tu ? Si l’on t’envoie en ambassade, j’augure mal de tes succès. Ne vois-tu pas trois rangées des plus intrépides coquettes de Paris entre elle et l’essaim de danseurs qui bourdonne sous le lustre, et ne t’a-t-il pas fallu l’aide de ton lorgnon pour la découvrir à l’angle de cette colonne où elle semble enterrée dans l’obscurité malgré les bougies qui brillent au-dessus de sa tête ? Entre elle et nous, tant de diamants et tant de regards scintillent, tant de plumes flottent, tant de dentelles, de fleurs et de tresses ondoient, que ce serait un vrai miracle si quelque danseur pouvait l’apercevoir au milieu de ces astres.
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