Moi je ne crois pas que je mourrai ; mais je ne répondrais pas de toi, et c’est pour cela que j’aime mieux te savoir avec notre mère, qui te consolera et te soignera. De fait, si l’on fait chez nous une différence entre nous deux, ce qui ne paraît guère, je crois bien que c’est toi qui es le plus chéri, et je sais que tu es le plus mignon et le plus amiteux. Reste donc, moi je partirai. Nous ne serons pas loin l’un de l’autre. Les terres du père Caillaud touchent les nôtres, et nous nous verrons tous les jours. Moi j’aime la peine et ça me distraira, et comme je cours mieux que toi, je viendrai plus vite te trouver aussitôt que j’aurai fini ma journée. Toi, n’ayant pas grand’chose à faire, tu viendras en te promenant me voir à mon ouvrage. Je serai bien moins inquiet à ton sujet que si tu étais dehors et moi dedans la maison. Par ainsi, je te demande d’y rester.

 

 

3

 

Sylvinet ne voulut point entendre à cela ; quoiqu’il eût le cœur plus tendre que Landry pour son père, sa mère et sa petite Nanette, il s’effrayait de laisser l’endosse à son cher besson.

Quand ils eurent bien discuté, ils tirèrent à la courte paille et le sort tomba sur Landry. Sylvinet ne fut pas content de l’épreuve et voulut tenter à pile ou face avec un gros sou. Face tomba trois fois pour lui, c’était toujours à Landry de partir.

– Tu vois bien que le sort le veut, dit Landry, et tu sais qu’il ne faut pas contrarier le sort.

Le troisième jour, Sylvinet pleura bien encore, mais Landry ne pleura presque plus. La première idée du départ lui avait fait peut-être une plus grosse peine qu’à son frère, parce qu’il avait mieux senti son courage et qu’il ne s’était pas endormi sur l’impossibilité de résister à ses parents ; mais, à force de penser à son mal, il l’avait plus vite usé, et il s’était fait beaucoup de raisonnements, tandis qu’à force de se désoler, Sylvinet n’avait pas eu le courage de se raisonner : si bien que Landry était tout décidé à partir, que Sylvinet ne l’était point encore à le voir s’en aller.

Et puis Landry avait un peu plus d’amour-propre que son frère. On leur avait tant dit qu’ils ne seraient jamais qu’une moitié d’homme s’ils ne s’habituaient pas à se quitter, que Landry, qui commençait à sentir l’orgueil de ses quatorze ans, avait envie de montrer qu’il n’était plus un enfant. Il avait toujours été le premier à persuader et à entraîner son frère, depuis la première fois qu’ils avaient été chercher un nid au faîte d’un arbre, jusqu’au jour où ils se trouvaient. Il réussit donc encore cette fois-là à le tranquilliser, et, le soir, en rentrant à la maison, il déclara à son père que son frère et lui se rangeaient au devoir, qu’ils avaient tiré au sort, et que c’était à lui Landry, d’aller toucher les grands bœufs de la Priche.

Le père Barbeau prit ses deux bessons chacun sur un de ses genoux, quoiqu’ils fussent déjà grands et forts, et il leur parla ainsi :

– Mes enfants, vous voilà en âge de raison, je le connais à votre soumission et j’en suis content. Souvenez-vous que quand les enfants font plaisir à leurs père et mère, ils font plaisir au grand Dieu du ciel qui les en récompense un jour ou l’autre. Je ne veux pas savoir lequel de vous deux s’est soumis le premier. Mais Dieu le sait, et il bénira celui-là pour avoir bien parlé, comme il bénira aussi l’autre pour avoir bien écouté.

Là-dessus il conduisit ses bessons auprès de leur mère pour qu’elle leur fît son compliment ; mais la mère Barbeau eut tant de peine à se retenir de pleurer, qu’elle ne put rien leur dire et se contenta de les embrasser.

Le père Barbeau, qui n’était pas un maladroit, savait bien lequel des deux avait le plus de courage et lequel avait le plus d’attache. Il ne voulut point laisser froidir la bonne volonté de Sylvinet, car il voyait que Landry était tout décidé pour lui-même, et qu’une seule chose, le chagrin de son frère, pouvait le faire broncher. Il éveilla donc Landry avant le jour, en ayant bien soin de ne pas secouer son aîné, qui dormait à côté de lui.

– Allons, petit, lui dit-il tout bas, il nous faut partir pour la Priche avant que ta mère te voye, car tu sais qu’elle a du chagrin, et il faut lui épargner les adieux. Je vas te conduire chez ton nouveau maître et porter ton paquet.

– Ne dirai-je pas adieu à mon frère ? demanda Landry. Il m’en voudra si je le quitte sans l’avertir.

– Si ton frère s’éveille et te voit partir, il pleurera, il réveillera votre mère, et votre mère pleurera encore plus fort, à cause de votre chagrin. Allons, Landry, tu es un garçon de grand cœur, et tu ne voudrais pas rendre ta mère malade. Fais ton devoir tout entier, mon enfant ; pars sans faire semblant de rien. Pas plus tard que ce soir, je te conduirai ton frère, et comme c’est demain dimanche, tu viendras voir ta mère sur le jour.

Landry obéit bravement et passa la porte de la maison sans regarder derrière lui. La mère Barbeau n’était pas si bien endormie ni si tranquille qu’elle n’eût entendu ce que son homme disait à Landry. La pauvre femme, sentant la raison de son mari, ne bougea et se contenta d’écarter un peu son rideau pour voir sortir Landry. Elle eut le cœur si gros qu’elle se jeta à bas du lit pour aller l’embrasser, mais elle s’arrêta quand elle fut devant le lit des bessons, où Sylvinet dormait encore à pleins yeux. Le pauvre garçon avait tant pleuré depuis trois jours et quasi trois nuits, qu’il était vanné par la fatigue, et même il se sentait d’un peu de fièvre, car il se tournait et retournait sur son coussin, envoyant de gros soupirs et gémissant sans pouvoir se réveiller.

Alors la mère Barbeau, voyant et avisant le seul de ses bessons qui lui restât, ne put pas s’empêcher de se dire que c’était celui qu’elle eût vu partir avec le plus de peine. Il est bien vrai qu’il était le plus sensible des deux, soit qu’il eût le tempérament moins fort, soit que Dieu, dans sa loi de nature, ait écrit que de deux personnes qui s’aiment, soit d’amour, soit d’amitié, il y en a toujours une qui doit donner son cœur plus que l’autre.