Mais ces faibles résistances que lui inspirait la raison étaient quasiment annihilées quand elle entendait le téléphone, des pas derrière elle dans la rue, ou la sonnette de l’entrée, tout son corps sursautant alors comme sous un coup de fouet.] La sonnette à nouveau l’avait fait bondir hors de la pièce jusqu’à la porte ; elle ouvrit et fut tout d’abord étonnée de voir une dame inconnue ; mais elle recula ensuite d’un air épouvanté en reconnaissant dans ce nouvel appareil et sous un élégant chapeau le visage détesté de l’extorqueuse.

« Ah ! C’est vous, madame Wagner ! J’en suis bien aise. J’ai quelque chose d’important à vous dire. » Et sans attendre la réponse d’Irène qui, effarée, s’appuyait d’une main tremblante à la poignée de la porte, elle entra et déposa son ombrelle : une ombrelle d’un rouge très vif, manifestement une de ses premières acquisitions avec l’argent extorqué. Elle se déplaçait avec une assurance inouïe, comme si elle était dans sa propre demeure, et, tout en contemplant avec satisfaction et une sorte de soulagement la richesse de l’ameublement, elle continua sans y être invitée, vers la porte du salon qui était entrouverte. « C’est par ici, n’est-ce pas ? » fit-elle avec une raillerie contenue. Et quand Irène, effrayée, encore incapable de parler, tenta de lui barrer le chemin, elle ajouta pour la tranquilliser : « Nous pourrons régler ça très vite, si ça vous est désagréable. »

Irène la suivit sans répliquer. La présence de l’extorqueuse dans sa propre demeure la frappait de stupeur : cette audace dépassait ce qu’elle avait pu envisager de plus effroyable. Elle avait l’impression que tout cela était un rêve.

« C’est beau chez vous, très beau », fit la bonne femme admirative et visiblement satisfaite, en prenant place. « Ah ! Qu’on est bien assis ! Et tous ces tableaux ! C’est là qu’on s’rend compte de sa propre misère. C’est très beau chez vous, très beau, madame Wagner. »

Alors Irène, au supplice de voir cette criminelle confortablement installée dans son salon, laissa enfin éclater sa fureur. « Mais que me voulez-vous, espèce d’extorqueuse ! Vous me poursuivez jusque dans mon appartement. Mais je ne me laisserai pas tourmenter à mort par vous. Je vais… !

– Ne parlez donc pas si fort », l’interrompit l’autre avec une familiarité offensante. « Voyons, la porte est ouverte, et les domestiques pourraient vous entendre. D’ailleurs, peu m’importe. Mon Dieu, je n’ai pas l’intention de nier ; et tout compte fait, en prison, ça ne peut pas être pire que maintenant, avec ma chienne de vie. Mais vous, madame Wagner, vous devriez être un peu plus prudente. J’vais commencer par fermer la porte, puisque vous jugez utile de vous emballer. Mais j’vous préviens : des insultes, ça m’impressionne pas. »

L’énergie d’Irène, raffermie un instant par la colère, s’effondra devant la détermination de cette bonne femme. Comme un enfant qui attend qu’on lui dise ce qu’il doit faire, elle restait debout, anxieuse et presque soumise.

« Alors, madame Wagner, j’vais pas tourner autour du pot. J’ai bien des ennuis, vous l’savez. J’vous l’ai déjà dit. Aujourd’hui j’ai besoin d’argent pour payer mon terme. Y a d’ailleurs beau temps que j’le dois, et c’est pas tout ! J’ai envie d’mettre enfin un peu d’ordre là-dedans. Alors j’suis venue vous voir pour que vous m’tiriez d’embarras en m’donnant… disons quatre cents couronnes.

– Je ne peux pas », bredouilla Irène, effarée par la somme qu’elle n’avait effectivement plus en liquide. « Je vous assure que je n’en dispose pas. Je vous ai déjà donné trois cents couronnes ce mois-ci. Où voulez-vous que je les prenne ?

– Bah, vous allez bien vous débrouiller, vous n’avez qu’à réfléchir ! Une femme aussi riche que vous peut avoir d’l’argent autant qu’elle veut. Mais faut qu’elle le veuille ! Allez, réfléchissez un p’tit peu, madame Wagner, vous allez bien vous débrouiller.

– Mais je ne les ai pas, je vous assure. Je voudrais bien vous les donner, mais je ne dispose pas d’autant d’argent. Je pourrais vous donner quelque chose comme… cent couronnes peut-être…

– C’est quatre cents couronnes qu’il me faut, j’vous l’ai dit. » Elle lança ces mots brutalement, comme offensée par cette proposition.

« Mais je ne les ai pas ! », s’écria Irène, désespérée, tout en pensant que son mari allait rentrer et qu’il pouvait arriver d’un moment à l’autre.