Elle allait signifier au chauffeur de ralentir, lorsqu’elle pensa, juste à temps, qu’elle n’aurait peut-être plus assez d’argent sur elle pour le payer, puisqu’elle avait donné tous ses billets à cette extorqueuse. Elle lui fit aussitôt signe de s’arrêter et descendit brusquement, ce qui étonna de nouveau le chauffeur. Par bonheur il lui restait assez d’argent. Mais elle se retrouva dans un quartier tout à fait inconnu, perdue dans une foule de gens affairés, dont le moindre mot, le moindre regard lui causaient une souffrance physique. De plus, ses jambes étaient comme amollies par la peur et refusaient presque de la porter plus loin ; il fallait pourtant qu’elle rentrât. Rassemblant toute son énergie, elle avança péniblement d’une rue à l’autre, au prix d’un effort surhumain, comme si elle traversait un marais ou s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Elle arriva enfin devant son immeuble et s’élança dans l’escalier, avec une précipitation qu’elle refréna aussitôt, pour ne rien laisser paraître de son trouble.
À présent que la bonne lui enlevait son manteau, qu’elle entendait dans la pièce voisine son petit garçon jouer avec sa sœur cadette, et que son regard apaisé rencontrait partout des choses familières, bien à elle et rassurantes, elle retrouva une apparence de calme, tandis que les vagues souterraines de l’émotion agitaient encore douloureusement sa poitrine oppressée. Elle ôta sa voilette et s’efforça de détendre ses traits, bien décidée à paraître naturelle ; puis elle entra dans la salle à manger, où son mari lisait le journal devant la table mise pour le dîner.
« Il est bien tard ma chère Irène », fit-il sur un ton d’aimable reproche. Il se leva et l’embrassa sur la joue ; elle en éprouva malgré elle un pénible sentiment de honte. Ils se mirent à table et, se détournant à peine de son journal, il demanda d’un air indifférent : « Où étais-tu pendant tout ce temps ?
– J’étais… chez… chez Amélie… elle avait encore une course à faire… et je l’ai accompagnée », ajouta-t-elle, aussitôt furieuse contre elle-même d’avoir répondu sans réfléchir, en mentant aussi mal. D’ordinaire elle fourbissait toujours à l’avance un mensonge ingénieux, capable de résister à toutes les vérifications éventuelles, mais aujourd’hui la peur le lui avait fait oublier, la contraignant à une improvisation aussi maladroite. Et, songea-t-elle soudain, si son mari téléphonait pour se renseigner, comme dans la pièce de théâtre qu’ils avaient vue récemment…
« Qu’as-tu donc ?… tu parais bien nerveuse… et pourquoi n’enlèves-tu donc pas ton chapeau ? » demanda-t-il. Elle tressaillit en s’apercevant que son trouble venait à nouveau de la trahir, se leva précipitamment et alla dans sa chambre pour enlever son chapeau : là, elle s’observa dans le miroir jusqu’à ce que son regard inquiet lui parût avoir retrouvé toute son assurance. Puis elle retourna dans la salle à manger.
La bonne servit le dîner, et ce fut une soirée comme toutes les autres, peut-être un peu plus silencieuse et moins cordiale que d’habitude, une soirée où la conversation fut morne, sans entrain, souvent hésitante. Les pensées d’Irène refaisaient sans cesse le chemin, et chaque fois qu’elle revivait l’horrible moment où elle était tombée sur cette extorqueuse, elle était saisie d’épouvante. Elle levait alors les yeux pour se rassurer, son regard caressait les uns après les autres les objets autour d’elle qui tous avaient une âme : chacun se trouvait là, chargé de souvenir et de signification ; elle retrouvait alors un certain calme. Et la pendule, dont le lent rythme d’acier arpentait le silence, redonnait imperceptiblement à son cœur un peu de son insouciante et imperturbable régularité.
Le lendemain, quand son mari fut parti à son cabinet, ses enfants en promenade, et qu’elle se retrouva enfin seule, cette affreuse rencontre, lorsqu’elle y repensa, perdit dans la lumière de ce début de journée beaucoup de son caractère angoissant. Irène se rappela d’abord que sa voilette était très épaisse, et que cette femme n’avait donc pas pu distinguer ses traits avec précision et ne pourrait pas la reconnaître. Alors elle envisagea calmement toutes les précautions à prendre. En aucun cas elle ne retournerait dans l’appartement de son amant – ce qui supprimait sans doute le risque le plus grand d’une telle agression. Il ne restait donc plus que le danger de rencontrer cette femme par hasard, mais cela aussi était improbable, car l’autre ne pouvait l’avoir suivie puisqu’elle s’était enfuie en voiture. La femme ne connaissait ni son nom ni son adresse, et il n’y avait en outre pas à craindre qu’elle la reconnût de façon certaine, vu l’image imprécise qu’elle avait de son visage. Mais même si par malheur cela se produisait, Irène était parée. N’étant plus tenaillée par la peur, elle décida aussitôt qu’il suffirait alors de garder une attitude sereine : elle nierait tout et prétendrait froidement qu’il s’agissait d’une erreur. Comme il serait impossible de prouver qu’elle se rendait dans cette maison si on ne l’y surprenait pas, elle pourrait accuser cette femme de chantage. Ce n’était pas pour rien qu’Irène était l’épouse d’un des avocats les plus renommés de la capitale, elle l’avait suffisamment entendu discuter avec ses confrères pour savoir que le chantage doit être désamorcé aussitôt et avec le plus grand sang-froid, car la moindre hésitation de la victime, le moindre signe d’inquiétude, ne font que renforcer la supériorité de son adversaire.
Sa première riposte fut d’envoyer à son amant une lettre brève, l’informant qu’elle ne pourrait venir à l’heure convenue, ni le lendemain ni les jours suivants. [En le relisant, le ton de ce billet, dans lequel elle contrefaisait pour la première fois son écriture, lui sembla un peu froid, et elle s’apprêtait à remplacer les termes désobligeants par d’autres, plus tendres, quand elle se souvint tout à coup de la rencontre de la veille et comprit que la dureté de ces lignes lui avait été inconsciemment dictée par un vif ressentiment grondant en elle.] Il était pénible et profondément blessant pour son amour-propre de découvrir qu’elle avait succédé dans les bras de son amant à une femme aussi abjecte et aussi ignoble : sa rage n’en fut que plus forte et, en examinant ce qu’elle avait écrit, elle remarqua avec une joie vengeresse la manière glaciale dont elle laissait entendre que sa venue dépendait de son bon plaisir.
Elle avait fait la connaissance de ce jeune homme au cours d’une soirée : c’était un pianiste réputé, mais dans un milieu encore restreint ; peu de temps après, sans le vouloir vraiment ni comprendre au juste pourquoi, elle était devenue sa maîtresse. En fait, elle n’avait éprouvé aucune attirance physique pour lui, son attachement n’avait rien de sensuel et pour ainsi dire rien d’intellectuel ; elle s’était donnée à lui sans besoin réel et même sans véritable désir, par une sorte de paresse à résister à ses avances et par une espèce de curiosité inquiète. Le bonheur conjugal comblait les désirs de sa chair, elle n’éprouvait pas non plus ce sentiment, si fréquent chez les femmes, de voir s’étioler son intérêt pour les choses de l’esprit, et elle n’avait en rien besoin d’un amant. Elle était tout à fait heureuse aux côtés d’un époux fortuné, qui lui était supérieur sur le plan intellectuel, et de ses deux enfants : elle jouissait avec indolence de son existence sereine et confortable de grande bourgeoise.
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