Un doux bien-être l’envahit, une grande vague de musique la souleva, au point qu’elle ne sentait plus le sol, et en dansant ils traversèrent de nombreuses salles où des lustres dorés faisaient scintiller tout en haut de petites flammes, comme des étoiles ; et les miroirs qui couvraient les murs lui renvoyaient son propre sourire, pour l’emporter ensuite en le reflétant à l’infini. La danse devenait de plus en plus effrénée, la musique de plus en plus ardente. Elle sentit le jeune homme l’enlacer plus étroitement, il pressait si fort sa main contre son bras nu qu’elle en gémit de douleur et de volupté ; et en plongeant alors ses yeux dans les siens, elle crut le reconnaître. Il lui semblait que c’était un acteur qu’elle avait éperdument aimé petite fille, de loin ; transportée de bonheur, elle s’apprêtait à prononcer son nom, mais il étouffa son faible cri sous un baiser brûlant. Et ainsi, bouche contre bouche, leurs corps embrasés ne faisant qu’un, ils tourbillonnaient d’une salle à l’autre, comme portés par un vent délicieux. Les murs s’enfuyaient, elle ne sentait plus ni le plafond disparaissant dans les airs, ni le temps, indiciblement légère, tous ses membres flottant. Alors quelqu’un lui toucha soudain l’épaule. Elle s’arrêta, et avec elle la musique ; les lumières s’éteignirent, les murs se rapprochèrent, noirs ; et son cavalier avait disparu. « Rends-le-moi, espèce de voleuse ! » hurla l’horrible bonne femme – car c’était elle – au point que les murs en retentissaient et elle referma ses doigts glacés sur le poignet d’Irène. Elle se débattit et s’entendit pousser un cri perçant, un hurlement d’épouvante insensé ; elles luttèrent toutes deux, mais l’autre était plus forte, elle lui arracha son collier de perles et la moitié de sa robe, dénudant ainsi ses bras et ses seins auxquels pendaient des lambeaux d’étoffe. Et voici que des gens étaient à nouveau là, ils accouraient de toutes les salles dans un brouhaha croissant, et les fixaient de leurs regards railleurs, l’une à demi nue et l’autre qui vociférait : « Elle me l’a volé, cette espèce d’adultère, cette putain ! » Irène ne savait où se cacher, où tourner ses regards, car les gens s’approchaient de plus en plus ; des faces grimaçantes, hostiles, curieuses s’emparaient de sa nudité ; alors, comme ses yeux hagards cherchaient désespérément du secours, elle aperçut soudain son mari debout, immobile dans l’encadrement sombre de la porte, et il dissimulait sa main droite derrière son dos. Elle poussa un cri et s’enfuit en courant loin de lui. Elle courut à travers les différentes salles, une foule avide déferlant à ses trousses ; elle sentait sa robe glisser de plus en plus, à peine pouvait-elle encore la retenir. Alors devant elle une porte s’ouvrit, elle se précipita éperdument dans l’escalier pour se sauver, mais en bas, l’ignoble femme en jupe de laine était encore là à l’attendre, avec ses mains griffues. Elle sauta de côté et se remit à courir comme une folle, droit devant elle, mais l’autre se lança à sa poursuite ; et elles couraient toutes les deux dans la nuit, à travers les longues rues silencieuses, et les lampadaires grimaçants se penchaient vers elles. Irène entendait sans cesse claquer derrière elle les galoches de la femme, mais chaque fois qu’elle arrivait au coin d’une rue, l’autre surgissait de nouveau, et encore au suivant, derrière chaque maison, à droite comme à gauche, l’autre la guettait. Elle arrivait toujours la première, se multipliant horriblement, impossible à dépasser, toujours elle surgissait, essayait d’attraper Irène qui sentait déjà ses genoux se dérober. Pourtant, à la fin, elle se retrouvait devant son immeuble, se précipitait vers la porte, mais au moment où elle l’ouvrait, son mari était là, un couteau à la main, qui la fixait d’un regard perçant. « Où as-tu été ? » demanda-t-il d’une voix sourde. « Nulle part » s’entendit-elle répondre, et déjà un rire strident retentissait à ses côtés. « J’ai tout vu, j’ai tout vu ! » hurlait en ricanant la femme, qui soudain était à nouveau tout près d’elle et riait comme une démente. Son mari brandissait alors le couteau. « Au secours ! – criait Irène, « Au secours ! »…
Elle ouvrit les yeux et son regard effrayé rencontra celui de son mari. Mais… que se passait-il ? Elle était dans sa chambre, le lustre faisait une lumière blafarde, elle était chez elle, dans son lit ; elle avait seulement rêvé. Mais pourquoi son mari était-il assis au bord de son lit et la regardait-il comme une malade ? Qui avait allumé la lumière ? Pourquoi restait-il là, l’air si grave, sans bouger ? Un frisson d’effroi secoua tout son corps. Elle regarda instinctivement la main de son mari : non, il n’y avait pas de couteau dedans. La torpeur du sommeil se dissipa lentement, ainsi que les images qui l’avaient traversé par éclairs. Elle avait dû rêver, crier dans son rêve, et le réveiller. Mais pourquoi la considérait-il de cet air grave, d’un regard si pénétrant, si impitoyable ?
Elle s’efforça de sourire. « Mais… que se passe-t-il ? Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Je crois que j’ai fait un mauvais rêve.
– Oui, tu as crié fort.
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