Enfin la troisième léguait la Pierre de Lune à sa nièce, comme cadeau de jour de naissance, à la condition que mon père serait exécuteur testamentaire. Mon père commença par refuser. Après réflexion, il résolut d’accepter, d’abord parce qu’on lui affirma qu’il n’en subirait aucun ennui ; ensuite parce que M. Bruff lui fit comprendre, qu’au point de vue de l’intérêt de Rachel, ce diamant pouvait après tout avoir une valeur.
– Le colonel donna-t-il une raison, monsieur, pour laisser le diamant à miss Rachel ? demandai-je.
– Non-seulement il donna une raison, mais le motif fut inscrit dans son testament, dit M. Franklin. J’en possède un extrait que vous verrez tout à l’heure. Un peu de méthode, Betteredge ! chaque chose en son temps. Maintenant que vous connaissez le testament, il faut que vous sachiez comment les choses se passèrent après la mort du colonel. Il devint nécessaire de faire légaliser le testament, mais auparavant on dut procéder à l’estimation du diamant. Tous les joailliers que l’on consulta confirmèrent l’assertion du colonel, et dirent qu’il possédait un des plus gros diamants connus. L’estimation exacte présenta plusieurs difficultés sérieuses Par sa taille, il pouvait passer pour un phénomène, mais sa couleur le plaçait dans une catégorie particulière ; et comme pour ajouter à tant de causes d’incertitude, un défaut, une paille, se trouvait au cœur même de la pierre.
« Tout en comptant avec cette dernière cause de déchet, le plus bas mot des évaluations montait pourtant à 20,000 livres.
« Je vous laisse à penser la stupéfaction de mon père ! Il avait été sur le point de refuser sa mission, et eût ainsi laissé sortir de la famille ce joyau hors ligne. L’intérêt qu’il portait dès lors à cette affaire le décida à décacheter les instructions déposées avec le diamant. M. Bruff me montra ce document, avec les autres papiers, et, à mon avis, cette lecture permet de se faire une idée de la conspiration qui menaçait la vie du colonel.
– Ainsi donc, monsieur, lui dis-je, vous croyez que la conspiration existait ?
– Ne possédant pas l’incomparable bon sens de mon père, reprit M. Franklin, je crois fermement que la vie de mon oncle était en danger, comme lui même l’affirmait. Les instructions que je lus expliquent, à mon avis, comment, malgré cela, il finit par mourir dans son lit.
« Dans l’hypothèse d’une mort violente, signalée par l’interruption des lettres à date régulière, mon père était chargé d’envoyer secrètement la Pierre de Lune à Amsterdam. Elle devait y être remise entre les mains d’un célèbre tailleur de diamants, et coupée par lui en quatre ou six pierres. Ces diamants auraient été vendus au meilleur prix possible et la somme appliquée à fonder la chaire de chimie, que depuis lors le colonel avait dotée par son testament. Maintenant, Betteredge, faites usage de votre perspicacité, et lisez la conclusion qui résulte des instructions du colonel ! »
Je fis appel à mon intelligence. Elle se ressentait du désordre inséparable des esprits anglais, et tout y était confusion, jusqu’à ce que M. Franklin prit la peine de guider mon esprit, et m’amena à voir ce que je ne pouvais découvrir à moi tout seul.
« Remarquez, dit-il, que le colonel a eu l’habileté de protéger ses jours contre toute violence en faisant dépendre de sa propre conservation l’intégrité du diamant.
« Il ne lui suffit pas de dire aux ennemis qu’il redoute : « Tuez-moi, et vous n’en serez pas plus avancés qu’à l’heure présente, où le diamant est hors d’atteinte dans le coffre-fort d’un banquier. » Au lieu de cela, il leur dit : « Tuez-moi, et le joyau ne sera plus la Pierre de Lune ; son identité sera perdue pour vous à jamais… Que veut dire cette clause ? »
Ici, j’eus, à ce que je crus au moins, un éclair digne de la vivacité étrangère.
« Je comprends, dis-je, c’était un moyen de diminuer la valeur du diamant, et ainsi de tromper les calculs de ces coquins !…
– Rien de tout cela, reprit M. Franklin ; je me suis enquis de cette question. Comme le diamant restant dans son intégrité est déparé par une paille, s’il était coupé en morceaux, il vaudrait plus d’argent, ainsi divisé, que sous sa première forme, et cela par la simple raison que les quatre ou six diamants qu’on en tirerait seraient bien plus parfaits que l’énorme pierre déparée par un défaut.
« Donc, si le vol seul avait été au fond de la conspiration, les instructions du colonel n’eussent servi absolument qu’à rendre le larcin plus tentant. On en eût trouvé une somme plus importante, et il eût été d’une défaite plus facile après l’opération que lui eussent fait subir les ouvriers d’Amsterdam.
– Dieu vous bénisse, monsieur ! m’écriai-je, mais alors, qu’était donc ce complot ?
– Un complot organisé parmi ceux des Indiens qui possédaient primitivement le joyau, répondit M. Franklin, et dont l’origine remonte à une antique superstition hindoue. Telle est mon opinion, corroborée par la lecture d’un papier de famille que j’ai sur moi en ce moment. »
Je compris alors pourquoi l’apparition des trois Indiens avait frappé M. Franklin comme un fait digne de remarque.
« Je ne tiens pas, reprit M. Franklin, à vous imposer mon opinion personnelle.
« L’hypothèse de quelques sectaires hindous profondément dévoués à une croyance religieuse, bravant toutes les difficultés, tous les dangers, et guettant sans se lasser l’occasion de ressaisir leur joyau sacré, m’apparaît à moi comme parfaitement d’accord avec la patiente ténacité des races orientales, et ce que nous savons de l’influence des religions asiatiques ; mais je conviens que je suis un homme d’imagination, et que le boucher, le boulanger et le percepteur des contributions ne sont pas les seules réalités qu’admette mon esprit. Laissons mes conjectures pour ce qu’elles valent, et revenons à la seule question pratique qui nous concerne. La conspiration survit-elle à la mort de mon oncle ? et le colonel avait-il cette conviction, lorsqu’il légua ce souvenir à sa nièce ? »
Je commençai à apercevoir milady et miss Rachel au fond de toute cette diablerie, et dès lors je fus tout oreilles.
« Quand je découvris l’histoire de la Pierre de Lune, dit M. Franklin, je ne me souciais guère de lui servir d’introducteur ici. Mais M. Bruff me rappela qu’il fallait que quelqu’un remît le legs de ma cousine entre ses mains, et qu’autant valait que je fusse cette personne. Après avoir retiré le diamant de la banque, je m’imaginai être suivi dans les rues par un homme misérablement vêtu et à la peau basanée. J’entrai chez mon père pour prendre mes bagages, et y trouvai une lettre qui me retint inopinément à Londres. Je retournai à la banque avec le bijou, et je crus apercevoir de nouveau l’homme au teint sombre. Quand je repris le diamant le lendemain matin, je revis l’individu pour la troisième fois, mais je lui échappai adroitement, et avant qu’il eût pu retrouver mes traces, je pris le train du matin, au lieu de celui de l’après-midi. Me voici arrivé à destination, avec le diamant sain et sauf ; quelles sont les premières nouvelles qui m’accueillent ? J’apprends que trois vagabonds indiens ont été vus rôdant aux alentours de la maison, que mon arrivée et quelque chose de tout particulier que je dois porter sur moi, sont l’objet d’investigations spéciales pour ces gens, alors qu’ils se croient seuls. Je ne m’arrête pas à la représentation qu’ils donnent de l’encre versée sur la main de l’enfant, ni à leur injonction de regarder si un homme vient au loin, et s’il porte quelque chose dans sa poche ; je dis comme vous, cette jonglerie que j’ai souvent vu pratiquer en Orient ne signifie rien. La question à décider présentement est de savoir si je n’attache pas trop d’importance à ce qui peut n’être qu’un accident, ou bien si nous tenons réellement là une preuve que les Indiens suivent la trace du diamant de la Lune depuis le moment où il a quitté l’abri tutélaire de la banque. »
Ni lui ni moi ne semblions venir à bout de cette partie de notre enquête.
Nous nous regardâmes, puis nous considérâmes la mer, qui, montant doucement, couvrait graduellement les sables mouvants.
« À quoi pensez-vous, dit tout à coup M. Franklin ?
– Je songeais, monsieur, répliquai-je, que j’aimerais à précipiter le diamant dans les sables tremblants, et à mettre fin ainsi à toutes nos préoccupations !
– Si vous avez en poche la valeur de la Pierre de Lune, Betteredge, me répondit M. Franklin, dites-le vite, et ainsi sera-t-il fait ! »
Il est curieux d’observer combien, lorsque l’esprit est trop tendu, la moindre plaisanterie réussit à l’alléger. Nous trouvâmes très-divertissante l’idée de disposer ainsi du bien de miss Rachel, et de mettre M. Blake, l’exécuteur testamentaire, dans un si terrible embarras, quoique, à l’heure présente, je me demande encore ce qu’il y avait là de si divertissant !
M. Franklin fut le premier à ramener la conversation à son sujet principal.
Il prit une enveloppe dans sa poche, l’ouvrit, et me tendit le papier qu’elle renfermait.
« Betteredge, dit-il, il faut que nous envisagions nettement, et cela dans l’intérêt de ma tante, la question des motifs secrets qu’eut le colonel pour faire ce legs à sa nièce.
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