Leurs esprits, dit Charlie, suivirent la galère, nageant et suffoquant dans l'eau, et l'équipage tira au sort et jeta un des siens par-dessus bord, en sacrifice aux dieux étrangers qu'ils avaient offensés. Puis ils mangèrent du goémon lorsque les vivres manquèrent, et leurs jambes enflèrent, et leur chef, l'homme roux, tua deux rameurs qui s'étaient mutinés ; et, après avoir passé une année dans les bois, ils mirent à la voile pour leur pays, et un vent toujours favorable les ramena si sûrement qu'ils dormaient tous la nuit. Voilà ce que me dit Charlie, et bien des choses encore. Parfois sa voix baissait tellement que je ne pouvais saisir les paroles, malgré la tension de tous mes nerfs. Il parla de leur chef, l'homme roux, comme un païen parle de son dieu ; car c'était lui qui ranimait leur courage ou les égorgeait, impartialement, selon qu'il le jugeait bon pour leurs besoins ; et c'est lui qui tint la barre trois jours durant, parmi des glaces flottantes dont chaque banquise grouillait de bêtes étranges...

— ... Qui essayaient de voguer avec nous, dit Charlie, et nous les chassions à l'arrière à coups de poignées de rames.

Le jet de gaz s'évanouit, un charbon consumé céda, et le feu, avec un léger craquement, se tassa au fond de la grille. Charlie cessa de parler. Je ne dis pas un mot.

— Par Jupiter ! s'écria-t-il enfin en secouant la tête. Je suis resté là à fixer le feu au point d'en être étourdi. Qu'est-ce que je disais ?

— Quelque chose à propos du livre de la galère.

— Je me rappelle maintenant. C'est vingt-cinq pour cent des bénéfices, n'est-ce pas ?

— C'est tout ce que vous voudrez lorsque j'aurai fait le conte.

— Je voulais en être sûr. Il faut que je m'en aille maintenant. J'ai... j'ai un rendez-vous.

Et il me quitta.

Plus clairvoyant, j'aurais compris que ce murmure entrecoupé au-dessus du feu était le chant du cygne de Charlie Mears. Mais j'y voyais au contraire le prélude de plus amples révélations. Enfin !... enfin ! j'allais tricher les Maîtres de la Vie et de la Mort !

La première fois que Charlie revint, je le reçus avec transport. Il paraissait nerveux et embarrassé, mais il avait les yeux tout pleins de lumière et ses lèvres s'ouvraient à demi.

— J'ai fait un poème, dit-il.

Puis très vite :

— C'est le meilleur que j'aie jamais fait. Lisez-le.

Il me le glissa dans la main et se retira du côté de la fenêtre.

Je gémis intérieurement. Il me faudrait une demi-heure de besogne pour critiquer — c'est-à-dire pour louer — le poème de façon à contenter Charlie. Or, j'avais de bonnes raisons pour gémir, car Charlie, délaissant son mètre favori, genre mille pattes, s'était lancé en vers plus courts et plus hachés, et, qui plus est, en vers à sujet motivé. Voici ce que je lus :

Le jour est charmant, le vent joyeux

Nous hèle derrière la colline,

Et courbe le bois selon ses vœux

Et le jeune sapin qui s'incline !

Joue, ô vent ! Mon sang roule des choses

Qui ne veulent point que tu reposes !

Elle s'est donnée, ô Terre ! ô Cieux !

Mer grise, elle est mienne tout entière,

Écoutez ma voix, rocs soucieux,

Et frémissez dans vos flancs de pierre !

Mienne ! Conquise ! Bonne terre, écoute,

Sois heureuse, voici le printemps ;

Mon amour lui seul vaut deux fois toute

L'adoration qu'on doit à tes champs.

Le rustre qui te fouille sent en route

Germer mon bonheur qu'il jette en semant !

— Oui, c'est la première semaille, sans aucun doute, dis-je, le cœur saisi d'une crainte.

Charlie sourit, mais ne répondit pas.

Ô Pourpre des soirs, je suis vainqueur !

Le jour l'annonce, et l'astre m'accueille !

Maître absolu, souverain seigneur

De l'âme d'une seule !

— Eh bien ? dit Charlie en regardant par-dessus mon épaule.

Je pensais que c'était loin d'être bien, et même tout à fait mal, lorsqu'il posa sur la page, sans rien dire, la photographie d'une jeune fille aux cheveux bouclés, à bouche molle et niaise.

— N'est-ce pas... n'est-ce pas merveilleux ? murmura-t-il, rouge jusqu'au bout des oreilles, tout baigné du rose mystère des premières amours. Je ne savais pas... c'est arrivé comme un coup de foudre.

— Oui, cela vient en effet comme un coup de foudre. Êtes-vous très heureux, Charlie ?

— Grand Dieu ! Mais elle... elle m'aime !

Il s'assit en se répétant les derniers mots. Je regardai le visage imberbe, les épaules étroites, déjà courbées par le travail de bureau, et je restai songeur à me demander quand, où et comment il avait aimé dans ses vies passées.

— Que dira votre mère ? demandai-je gaiement.

— Je me moque pas mal de ce qu'elle dira !

À vingt ans les choses dont on ne se moque pas mal devraient, à proprement parler, être en nombre, mais on ne doit pas comprendre les mères dans la liste. Je le lui dis doucement ; après quoi il me la décrivit, Elle, comme Adam dut décrire aux bêtes nouvellement nommées la gloire, la tendresse et la beauté d'Ève. J'appris incidemment qu'elle était employée chez un marchand de tabac, avait un faible pour la toilette, et lui avait déjà dit quatre ou cinq fois qu'aucun homme ne l'avait jamais embrassée auparavant.

Charlie parlait, parlait, parlait ; tandis que moi, séparé de lui par des milliers d'années, je contemplais les commencements des choses.