Fidèle à ma promesse, le lendemain, dès l’aube, je partis.

 

Je reçus le surlendemain l’étrange lettre que voici, portant en guise d’épigraphe ces quelques vers de Shakespeare :

 

That strain again, – it had a dying fall :

O, it came o’er my ear like the sweet south,

That breathes upon a bank of violets,

Stealing and giving odour. – Enough ; no more,

‘Tis not so sweet now as it was before…

 

Oui ! malgré moi je t’ai cherché tout le matin, mon frère. Je ne pouvais te croire parti. Je t’en voulais d’avoir tenu notre promesse. Je pensais : c’est un jeu. Derrière chaque buisson, j’allais te voir apparaître. – Mais non ! ton départ est réel. Merci.

J’ai passé le reste du jour obsédée par la constante présence de certaines pensées, que je voudrais te communiquer – et la crainte bizarre, précise, que, si je ne les communiquais pas, j’aurais plus tard le sentiment d’avoir manqué envers toi, mérité ton reproche…

Je m’étonnai, aux premières heures de ton séjour à Fongueusemare, je m’inquiétai vite ensuite de cet étrange contentement de tout mon être que j’éprouvais près de toi ; « un contentement tel, me disais-tu, que je ne souhaite rien au-delà ! » Hélas ! c’est cela même qui m’inquiète…

Je crains, mon ami, de me faire mal comprendre. Je crains surtout que tu ne voies un raisonnement subtil (oh ! combien il serait maladroit) dans ce qui n’est que l’expression du plus violent sentiment de mon âme.

« S’il ne suffisait pas, ce ne serait pas le bonheur » – m’avais-tu dit, t’en souviens-tu ? Et je n’avais su que répondre. – Non, Jérôme, il ne nous suffit pas. Jérôme, il ne doit pas nous suffire. Ce contentement plein de délices, je ne puis le tenir pour véritable. N’avons-nous pas compris cet automne quelle détresse il recouvrait ?…

Véritable ! ah ! Dieu nous garde qu’il le soit ! nous sommes nés pour un autre bonheur…

Ainsi que notre correspondance naguère gâta notre revoir de l’automne, le souvenir de ta présence d’hier désenchante ma lettre aujourd’hui. Qu’est devenu ce ravissement que j’éprouvais à t’écrire ? Par les lettres, par la présence, nous avons épuisé tout le pur de la joie à laquelle notre amour peut prétendre. Et maintenant, malgré moi, je m’écrie comme Orsino du Soir des Rois : « Assez ! pas davantage ! Ce n’est plus aussi suave que tout à l’heure. »

Adieu, mon ami. Hic incipit amor Dei. Ah ! sauras-tu jamais combien je t’aime ?… Jusqu’à la fin je serai ton

ALISSA.

 

Contre le piège de la vertu, je restais sans défense. Tout héroïsme, en m’éblouissant, m’attirait – car je ne le séparais pas de l’amour… La lettre d’Alissa m’enivra du plus téméraire enthousiasme. Dieu sait que je ne m’efforçais vers plus de vertu, que pour elle. Tout sentier, pourvu qu’il montât, me mènerait où la rejoindre. Ah ! le terrain ne se rétrécirait jamais trop vite, pour ne supporter plus que nous deux ! Hélas ! je ne soupçonnais pas la subtilité de sa feinte, et j’imaginais mal que ce fût par une cime qu’elle pourrait de nouveau m’échapper.

Je lui répondis longuement. Je me souviens du seul passage à peu près clairvoyant de ma lettre.

« Il me paraît souvent, lui disais-je, que mon amour est ce que je garde en moi de meilleur ; que toutes mes vertus s’y suspendent ; qu’il m’élève au-dessus de moi, et que sans toi je retomberais à cette médiocre hauteur d’un naturel très ordinaire. C’est par l’espoir de te rejoindre que le sentier le plus ardu m’apparaîtra toujours le meilleur. »

Qu’ajoutai-je qui pût la pousser à me répondre ceci :

 

Mais, mon ami, la sainteté n’est pas un choix : c’est une obligation (le mot était souligné trois fois dans sa lettre). Si tu es celui que j’ai cru, toi non plus tu ne pourras pas t’y soustraire.

 

C’était tout. Je compris, pressentis plutôt, que là s’arrêterait notre correspondance, et que le conseil le plus retors, non plus que la volonté la plus tenace, n’y pourrait rien.

Je récrivis pourtant, longuement, tendrement. Après ma troisième lettre, je reçus ce billet :

 

Mon ami,

Ne crois point que j’aie pris quelque résolution de ne plus t’écrire ; simplement je n’y ai plus de goût. Tes lettres cependant m’amusent encore, mais je me reproche de plus en plus d’occuper à ce point ta pensée.

L’été n’est plus loin. Renonçons pour un temps à correspondre et viens passer à Fongueusemare les quinze derniers jours de septembre près de moi. Acceptes-tu ? Si oui, je n’ai pas besoin de réponse. Je prendrai ton silence pour un assentiment et souhaite donc que tu ne me répondes pas.

Je ne répondis pas.